Hippolyte Desprez

La Révolution dans l’Europe orientale

Revue des Deux Mondes, tome 24, 1848

Première partie
Les Illyriens, Jellachich et l’Autriche

He mouvement politique qui agite aujourd'hui les populations de l'Autriche et de la Turquie d'Europe avait passé déjà par bien des phases, lorsque la révolution de février est venue lui imprimer une impulsion nouvelle. Il poursuivait son cours régulier au milieu de la paix, dans le calme de la réflexion, et les hommes qui l'avaient dirigé se reposaient sur le temps du soin de le conduire à son but. Les plus impatiens ne songeaient à rien oser, les armes en main, avant la mort du ministre redouté qui gouvernait l'Autriche et pesait d'un si grand poids sur l'Europe orientale. « A la mort de Metternich ! » c'était le rendez-vous que les patriotes de l'Autriche et de la Turquie se donnaient hautement. Toute tentative révolutionnaire était ajournée jusqu'à cette heure décisive. Contrairement aux prévisions les plus vraisemblables, le vieux ministre a survécu à son oeuvre; il a quitté le pouvoir avant la vie; il a été renversé par une tempête qu'il avait devinée sans avoir pu la prévenir, et les patriotes de l'Europe orientale se sont vus devancés par une révolution sur le concours de laquelle ils n'avaient pas compté.

Les populations de l'Adriatique, du Danube et des Carpathes ont donc été saisies à l'improviste par la crise européenne, qui leur a fait faire en quelques mois le chemin de plusieurs années, mais qui les a aussi lancées dans les hasards de la lutte sans leur laisser assez de temps pour préparer leurs moyens et leurs armes, et pour reconnaître leurs amis dans le bouleversement général des alliances. Peut-être y a-t-il, en ces conjonctures, à côté de l'avantage de marcher plus rapidement vers le but désiré, l'inconvénient de marcher au milieu des orages. Cependant, à tout prendre, le bien semble l'emporter sur le mal, et, puisque les fatalités historiques ont voulu que ces graves questions fussent livrées au jugement des armes, j'aime, pour ma part, ce spectacle émouvant et dramatique où les rôles sont joués par des peuples entiers, où les hommes présentent des caractères originaux, où enfin le sentiment des masses se développe avec les libres allures et l'enthousiasme impétueux de la jeunesse.

Si l'on excepte Vienne, qui se borne à reproduire en petit la physionomie ordinaire aux révolutions de l'Occident, sans y mettre beaucoup du sien, les mouvemens populaires de l'Europe orientale ont une physionomie propre, empruntée au génie spontané de chacune des populations du Danube; ils sont dominés par des idées sérieuses de droit et de devoir; ils sortent en quelque manière du fond des coeurs, ainsi que d'une source, et déroulent, dans leurs phases diverses, d'attrayantes manifestations d'activité. Tandis qu'en d'autres pays moins rapprochés de l'état de nature, les systèmes étouffent l'homme, ici l'homme, par suite de son inexpérience même, a conservé la franche rudesse de ses passions, la vigueur native de son imagination. Certes, la science entre pour peu de chose dans ces tentatives ardentes et juvéniles; mais du moins les sophistes n'y sont pour rien, et, en observant les premières vicissitudes de cette civilisation naissante, on reconnaît avec joie qu'il est encore quelque part de la foi politique, de l'enthousiasme et de la poésie, au moment même où toutes ces vertus semblent déserter peu à peu notre vieil Occident.

Les questions qui tourmentent le plus vivement l'esprit des peuples de l'Europe orientale ne sont pas précisément des questions de systèmes; il s'agit beaucoup moins pour eux de telle ou telle organisation sociale que de la nationalité, c'est-à-dire de l'indépendance et de l'honneur national. Des intérêts constitutionnels et démocratiques viennent se mêler à ces grands intérêts de race et de patrie, on ne saurait le nier. C'est toutefois la nationalité qui a pris le pas sur la liberté; c'est le triomphe de l'indépendance que l'on est convenu de chercher avant le succès de la démocratie, et celui-là serait traité comme mauvais patriote qui hésiterait à sacrifier les vœux, même équitables, de son parti aux convenances de la cause nationale. Ainsi en est-il du moins chez les Croates et chez les Bulgaro-Serbes, leurs frères par le sang, chez les Tchèques de la Bohême, chez les Roumains de la Transylvanie et de la Moldo-Valachie. Qui n'encouragerait pas cet esprit, lorsqu'on se rappelle pour combien les querelles de partis et de systèmes doivent être comptées dans la ruine de la Pologne, en 1831, et dans la catastrophe plus récente de la Lombardie? La Pologne et la Lombardie se sont affaissées l'une et l'autre dans leur victoire même, sous le poids des questions de partis. Les Croates, les plus humbles pourtant des peuples de l'Europe orientale, se conduisent avec plus de prudence; ils ont profité de ce triste enseignement, ou plutôt ils ont donné, dès l'origine de leurs espérances, l'exemple de la tactique la plus sage, en subordonnant l'intérêt de leurs libertés publiques à celui de leur race.

La révolution commencée à l'est de l'Europe est donc moins une lutte contre l'aristocratie et la royauté qu'une guerre contre le principe de la conquête; c'est moins la dissolution d'une vieille société que le bouleversement du vieux droit des gens; c'est moins un progrès immédiat de la démocratie que l'avènement d'un nouveau code international. Le fait est simple et clair. D'où vient donc l'obscurité dont cette question reste enveloppée, même après que les événemens ont parlé? C'est que cette révolution s'accomplit dans des circonstances très compliquées, en raison de la diversité des races qui se trouvent aux prises, des alliances contre nature formées sous l'empire de la conquête et de celles qui te adent à se refaire sous l'influence des affinités de langue. L'Autriche, pour sa part, ne contient pas moins de sept races distinctes : des Polonais, des Tchèques ou Bohêmes, des Magyars, des Roumains ou Valaques, des Illyriens ou Croates, des Italiens et des Allemands. La Turquie d'Europe n'offre pas une physionomie moins variée : elle renferme des Roumains dans la Moldo-Valachie, des Illyriens dans la Bulgarie, la Serbie et la Bosnie, et, au midi, des Albanais, des Hellènes et des Osmanlis. Enfin, la Prusse elle-même possède un lambeau de là race polonaise, et la Russie le reste, avec un autre lambeau de la race roumaine dans la Bessarabie. La race allemande à Posen et dans toute l'Autriche, la race moscovite dans le royaume de Pologne, la race ottomane dans la Turquie, sont races conquérantes. Les Magyars sont à la fois conquérans et conquis, conquis par rapport aux Allemands de l'Autriche, conquérans par rapport aux Illyriens de la Croatie et de l'Esclavonie, aux Roumains de la Transylvanie, aux Tchèques du pays slovaque. Si l'on ajoute à ces oppositions, de situation et d'intérêts celles du génie individuel et primitif de chacun de ces peuples, l'esprit slave et patriarcal des Polonais, des Tchèques, des Illyriens, le caractère latin des Roumains, l'orgueil oriental des Magyars et des Turcs, le matérialisme des Autrichiens, le byzantinisme des Russes doublé de tartare, l'on aura le secret de l'obscurité qui entoure l'histoire contemporaine de l'Europe orientale. C'est le chaos dans l'enfantement. Il est juste de dire, toutefois, que la lumière se dégage peu à peu du milieu de ces élémens en dissolution, et qu'à la faveur des conflits dont le Danube est en ce moment le théâtre, l'attitude de chacun des peuples engagés dans la lutte s'est nettement dessinée. La route que les jeunes peuples de l'Europe orientale se proposent de suivre est en effet tracée dès ce moment, et, à moins que la Providence n'ait dans cette question des desseins contraires aux lois habituelles de l'histoire, on peut déjà entrevoir le dénoûment de l'épopée qui commence : c'est la transformation de l'Autriche et de la Turquie en états fédératifs, constitués sur le principe de l'égalité des races. Or, pour l'Autriche en particulier, ce principe équitable et fécond, en donnant la prépondérance numérique aux Slaves, c'est-à-dire aux Illyriens, aux Tchèques et aux Polonais, leur assure du même coup l'influence morale. Une vie nouvelle et généreuse rentre ainsi dans les veines engourdies du vieil empire, tout étonné de reprendre subitement de la jeunesse sur le sol même où l'on croyait voir sa tombe creusée. Les Allemands de l'archiduché et les Magyars de la Hongrie n'y trouvent point leur compte; aussi ont-ils fait l'insurrection de Vienne contre le slavisme des Croates, afin de conserver la position de race conquérante et d'étouffer la nationalité au nom de la démocratie, mise en avant pour couvrir un intérêt d'ambition. Les Allemands ont succombé bravement sur ce champ de bataille, où leurs alliés les Magyars, enthousiastes, mais impuissans, n'ont pu leur porter qu'un secours tardif et inutile. Il est vrai que, par un étrange renversement des rôles, un certain nombre de Polonais, méconnaissant évidemment le caractère de la lutte et cédant, soit à un entraînement démocratique naturel à des intelligences passionnées, soit à une haine juste autrefois, mais aujourd'hui aveugle contre l'Autriche, ont combattu dans les rangs des Viennois pour les Magyars absens; mais la fraction réfléchie et pensante des Polonais de Vienne et de Paris envisageait autrement la présence des Croates devant Vienne et leur alliance avec les Tchèques. Cette erreur partielle et momentanée des Polonais n'a rien changé à la marche des événemens. Le triomphe des Slaves était dans la nature des choses, et si ce triomphe se consolide, ce sera, avant tout, celui du principe des nationalités. Il suffit, en effet, de suivre les Croates dans leurs rapports avec l'empire autrichien, depuis le premier essai d'émancipation tenté en Illyrie, pour reconnaître que les derniers événemens de l'Autriche, loin de porter aucun préjudice à la démocratie, continuent un mouvement auquel doivent applaudir tous les amis des Slaves.

I

Les Croates, qui sont une tribu de la race illyrienne contenue entre la Drave, le Danube, la mer Noire, les Balkans, l'Adriatique et les Alpes tyroliennes, ont joué le rôle le plus intelligent et le plus actif au milieu de cette crise d'une si vaste portée politique et sociale. Si l'inspiration et l'instinct ont eu plus d'empire que la science sur leurs rudes esprits, il ne serait cependant pas exact de dire que la réflexion, la politique, dans son acception simple et vraie, aient été étrangères à leurs combinaisons, aujourd'hui victorieuses. Pour des barbares, les Illyriens de la Croatie ont remarquablement raisonné, et, bien qu'ils aient été amenés sur le théâtre de l'action beaucoup plus tôt qu'ils ne l'espéraient, ils ont sagement conduit leur naissante fortune. Aussi bien cette même sagesse a-t-elle présidé aux humbles commencemens de l'illyrisme (1).

En 1835, lorsque M. Louis Gaj, très jeune, encore inconnu, sans autre ressource qu'un talent flexible et sans autre autorité que celle d'une conviction ferme, essaya d'agiter la Croatie dans un intérêt national et dans une pensée hostile aux Magyars, les circonstances lui commandaient la plus grande réserve. L'entreprise à laquelle il se livrait ainsi avec la foi de la jeunesse était, à y regarder de près, aussi menaçante pour l'Autriche allemande que pour la Hongrie magyare. Il y avait des périls certains, inévitables à attaquer l'Autriche en face. L'oeuvre et l'écrivain eussent été précipités, par cette imprudence, dans une ruine commune et prompte. De leur côté, les Magyars étaient alors puissans par leur privilège de race gouvernante en Hongrie, et il ne fallait point que la Hongrie restât libre d'étouffer ce premier germe de l'illyrisme. M. Gaj, qui avait su voiler ses plans sous le simple prétexte de défendre la langue illyrienne et les libertés locales de la Croatie contre les ambitions de la langue et de la centralisation magyares, sut en même temps intéresser l'Autriche à sa cause en lui donnant à entendre qu'elle pourrait trouver en Croatie un point d'appui contre les Hongrois. C'était un moyen assuré de séduire le gouvernement autrichien, très ami de ces contre-poids à l'aide desquels chacune des populations de l'empire pouvait tenir les autres en échec. L'intrépide et prudent agitateur de la Croatie, s'était montré habile en ne proclamant pas tout d'abord son but, qui était de réveiller le sentiment national des populations illyriennes de l'Autriche, c'est-à-dire des Croates, des Esclavons, des Dalmates, des Carniolais, des Carinthiens et de la Styrie méridionale. La Croatie entière, toutes les populations illyriennes liées à son sort, adhéraient cordialement à la pensée de M. Gaj. Qu'on ne s'y trompe point: elles n'étaient conduites par aucun penchant ni par aucune amitié politique pour la race allemande. Le nemet (le muet), le Schouabe, c'est-à-dire l'Allemand, n'est pas plus populaire en Croatie qu'en Pologne ou en aucun lieu des pays slaves; mais il est encore une race contre laquelle s'élèvent de plus robustes préjugés : c'est la race du Magyar, le Saxon de cette nouvelle Irlande.

Avec un peuple aussi belliqueux que les Illyriens, il était difficile que la lutte fût long-temps toute en paroles. Après avoir éveillé dans la poitrine des Croates le besoin de la nationalité, le docteur Gaj eût couru quelque danger à vouloir les nourrir seulement de belles promesses. Il ne suffisait pas qu'une génération de publicistes, de savans, de poètes et d'orateurs populaires eût surgi à sa voix pénétrante et facile; il fallait pour ces jeunes hommes, placés à la tête d'un jeune peuple, un aliment à leur vive ambition. Il ne suffisait pas qu'ils eussent le libre usage de ces institutions parlementaires, de ces réunions trimestrielles des comitats, où assistaient, comme en Hongrie, les nobles paysans ou magnats, de ces assemblées d'Agram où se rencontraient les députés de l'Esclavonie et de la Croatie; ils voulaient aussi des garanties pour leur indépendance nationale, et ils travaillaient, sous la conduite de leur O'Connell, à obtenir en réalité et en fait le rappel de l'union de la Croatie avec la Hongrie.

Ce mouvement, qui datait de 1835, était arrivé, en 1845, à un degré de consistance et de force assez grand pour inquiéter sérieusement les Magyars et imposer des conditions à l'Autriche elle-même, qui, en favorisant les premières évolutions de l'idée illyrienne, n'aurait peut-être pas voulu lui voir prendre une marche aussi rapide. L'Autriche cherchait dans les Illyriens un instrument passif; un tel rôle convenait peu au caractère de ce peuple. Le cabinet de Vienne se crut obligé d'essayer d'une petite leçon comme d'avertissement, afin de les ramener par précaution à la modestie. Un malheureux régiment italien, commandé par des officiers allemands, fut condamné à cette triste besogne. A l'occasion d'un tumulte fort ordinaire dans les élections de députés ou de magistrats administratifs, on trouva moyen de faire massacrer les chefs de l'ardente jeunesse d'Agram. Au lieu d'être une leçon, ce massacre ne fut que le signal d'un soulèvement de toute la ville, animée d'un violent désir de vengeance, et le vice-roi, le ban Haller, désespérant d'éviter de plus grands malheurs, de sauver son autorité et sa vie, en fut réduit à abdiquer temporairement entre les mains de M. Gaj, seul capable de faire entendre des paroles de paix et de calmer la tempête. Le représentant de l'empereur et roi en Croatie avait donc plié le genou devant l'illyrisme, dont il avait reçu l'ordre de calmer le tempérament par le douloureux procédé de l'amputation. L'illyrisme se présenta dès lors triomphant à Vienne avec de nouvelles exigences, auxquelles M. de Metternich commença par sourire du bout des lèvres.

Les Croates possèdent ce regard fin et caressant, cette naïveté réfléchie, qui distinguent le Moscovite. M. Gaj ne s'annonça pas à Vienne comme le vainqueur du cabinet autrichien un peu désappointé; l'habile publiciste feignit de croire que le massacre d'Agram était un fait indépendant de la politique ministérielle; il affecta même d'y découvrir une sorte d'entente du ban Haller avec les Magyars, une conspiration organisée à l'insu de l'empereur pour contrarier l'illyrisme. M. de Metternich, heureux de voir la question ainsi comprise, souscrivit sur-le-champ à quelques-unes des demandes des Croates, et donna, quant aux autres, des promesses formelles. M. Gaj emporta de Vienne la destitution du ban de Croatie, avec la nomination de l'évêque patriote d'Agram en qualité de vice-roi intérimaire. La censure devait, aux termes de la même convention, se relâcher de sa rigueur et lever le veto mis sur plusieurs publications, au nombre desquelles se trouvait une histoire très hardie de tous les peuples illyriens, écrite en langue nationale par M. Gaj lui-même. Enfin, le cabinet consentait à la reconstitution de l'assemblée nationale de la Croatie, qui sortait peu à peu du chaos des vieilles coutumes, avec la pensée de centraliser l'action de l'illyrisme, et l'intention arrêtée d'amener la séparation absolue des deux royaumes de Croatie et de Hongrie. Quelles concessions exigeait-on des Croates pour prix de ces faveurs? Une seule; ils s'engageaient à appuyer dans la diète hongroise, où la Croatie était alors représentée, la politique du parti conservateur et autrichien. Qu'était-ce que ce sacrifice, en comparaison des avantages que l'on avait conquis sur les Magyars et sur l'Autriche, et de cette quasi-indépendance nationale acquise désormais à la Croatie?

La révolution de février a trouvé les Croates occupés à organiser ces libertés locales qui devaient offrir un abri tutélaire à la nationalité. Aussi, en recevant le contre-coup des événemens de Paris, la nationalité illyrienne a-t-elle tressailli fièrement dans le sein de l'humble Croatie. A mesure que la révolution s'avançait vers l'Orient, l'illyrisme prenait plus d'ardeur et d'audace, sans s'éloigner toutefois de ces principes d'alliance austro-croate à l'ombre desquels il avait grandi. Plus l'émotion révolutionnaire était profonde dans l'Europe orientale et plus il y avait de probabilités d'une conflagration, plus aussi M. Gaj voyait la nécessité de s'assurer contre les Magyars une base d'opérations par le concours de l'Autriche. Diviser ses ennemis pour triompher de l'un d'abord, sauf à tomber sur l'autre un peu plus tard, c'était la politique à la faveur de laquelle la Croatie avait pris une influence si forte sur les affaires autrichiennes, et allait être prochainement appelée à décider du sort de l'empire même.

Jusqu'alors, l'illyrisme s'était débattu et développé pacifiquement par la presse, les écoles et les assemblées publiques; il avait marché à l'aide de la parole et de la plume et s'était répandu parmi toutes les populations slaves de l'Autriche et de la Hongrie méridionales. Il avait même franchi la frontière turque et gagné le coeur des belliqueuses populations illyriennes qui habitent entre Raguse et Constantinople, les Monténégrins, les Bosniaques, les Serbes et les Bulgares. Une même langue, un même sang, les mêmes malheurs et les mêmes aspirations vers une vie inconnue, vers la réalisation de cette pensée de nationalité, nouvelle dans le monde, avaient sympathiquement réuni les Illyriens de la Turquie aux Illyriens de la Hongrie et de l'Autriche, et les sentimens de toutes ces tribus, depuis les Alpes tyroliennes et depuis le Bosphore, avaient en un instant convergé vers ce petit coin de terre, cette obscure ville d'Agram où fermentait comme un levain généreux l'idée illyrienne. Cependant tout ce travail n'avait encore été en quelque sorte que parlementaire et politique; les hommes d'épée n'avaient point encore paru sur la scène, mais leur temps approchait; on en avait le pressentiment sur tous les points du sol illyrien, dans le sein duquel il semblait qu'une explosion se préparât.

Il n'est point de pays qui soit plus propre à produire et à improviser des chefs intrépides que le pays illyrien. Partout l'existence y est d'une simplicité et d'une âpreté à la fois viriles et poétiques. La nature y produit spontanément des caractères énergiques et primesautiers, qui n'ont pas toujours l'élégance ni la politesse des moeurs, mais qui possèdent une gravité innée, une dignité originale, des hommes qui ne savent pas toujours lire, mais qui pourtant savent souvent parler avec éloquence. Tels ont été tout récemment, en Serbie, George-le-Noir, le fondateur de l'indépendance des Serbes, après lui Milosch et après celui-ci Voutchich, le ministre de la guerre du fils de George-le-Noir, et cent autres. En temps de paix, ou du moins au milieu du calme des idées, ces fortes natures restent stériles et ignorées dans les humbles emplois de la vie agricole et pastorale; mais qu'une pensée patriotique, qu'un souffle d'en haut vienne agiter leurs forêts, alors cette force inconnue les émeut intérieurement, elle les arrache à leurs troupeaux, elle les entraîne, elle les précipite dans les événemens. Comme ce vieux poète aveugle du temps de George-le-Noir, ils vont tête baissée; il suffit qu'on les tourne du côté où le canon gronde, les voilà, qui s'élancent, et, s'ils ne restent pas sur le champ de bataille couchés parmi les .morts, ils en reviendront en héros que la poésie populaire se hâtera d'immortaliser.

Parmi les diverses tribus de la race illyrienne, c'est la tribu démocratique des Serbes qui a le privilège de produire le plus de ces ba¬tailleurs épiques, puissans sur l'imagination sensible des masses. Si la Croatie eût manqué d'un chef militaire pour les événemens qui se préparaient, elle l'eût trouvé dans la démocratie serbe; et, pour ne parler que d'un seul, Milosch, prince détrôné, mais célèbre parmi les Illyriens, s'offrait de lui-même. Toutefois, derrière le nom de Milosch se cachait une ambition personnelle hostile au chef actuel des Serbes, Alexandre Georgewitz, brave, honnête et loyal entre tous les Illyriens. Aussi M. Louis Gaj avait-il tourné ses yeux d'un autre côté. Depuis long-temps, il avait dirigé la faveur et les espérances des patriotes d'Agram vers un officier des colonies militaires croates, esprit cultivé, hardi, poétique et en même temps illyrien par la langue, démocrate dans ses moeurs : Joseph Jellachich. Les colonies militaires de la Hongrie, formées à l'est de Valaques et de Szeklers ou Sicules, qui sont Magyars, appartiennent, dans la Croatie et l'Esclavonie, à la race illyrienne. Elles forment la meilleure milice de l'empire, et, depuis un siècle, ce sont elles qui ont mérité tous les lauriers que l'Autriche a cueillis. Les hommes y naissent, vivent et meurent soldats, sur une terre cultivée en commun, dans les principes rigoureux de la fraternité et de la discipline militaire. Populations peu fortunées, mais intelligentes et non point sans éducation, très avancées par exemple dans la connaissance du droit qui régit leurs propriétés et leurs personnes, elles étaient fort accessibles aux idées nouvelles qui travaillaient la Croatie, et en effet, partout où les officiers étaient Illyriens, la propagande y avait pénétré victorieusement à la suite des journaux de M. Gaj. Les colonies militaires, sous l'influence de cet esprit, tendaient de jour en jour, et sous les yeux de l'Autriche, à devenir les gardes nationales de l'illyrisme. Jellachich, arrivé au grade de colonel, avait, entre tous les autres officiers de la frontière, gagné la sympathie des soldats croates et attiré les regards des agitateurs d'Agram. M. Gaj, devenu puissant à Vienne, obtint la nomination de Jellachich à la dignité suprême de vice-roi de Croatie. L'illyrisme avait ainsi trouvé une épée.

Jellachich est plus qu'une épée. Brave et chevaleresque sans avoir le bras homérique de George-le-Noir ou de Voutchich, il a sur eux l'avantage d'une culture d'esprit très étendue; ses études et les connaissances qu'il a puisées au contact des civilisations occidentales, loin d'avoir étouffé en lui l'originalité de son génie slave, en ont servi peut-être le développement, en lui donnant une notion claire des grands intérêts au milieu desquels il est appelé à jouer un rôle. Doué comme slaviste d'une intelligence moins érudite que celle de Louis Gaj, il a de plus que le publiciste illyrien la connaissance approfondie d'un autre monde au-delà du monde slave. Il connaît l'Europe avec ses passions, ses idées; sa puissance de civilisation, et, par dessus la tête des Allemands, il tourne souvent les yeux vers la France. Cependant c'est en lui-même et dans l'instinct national de l'Illyrie qu'il puise ses inspirations, et c'est sur les convenances et les nécessités de l'intérêt illyrien qu'il règle sa conduite. En prenant possession de ses fonctions de ban, il est entré corps et ame dans la pensée de Louis Gaj : alliance avec l'Autriche, guerre contre les Magyars.

L'Autriche, menacée de Milan à Cracovie, ne pouvait guère marchander sur les conditions : elle se mit en quelque sorte à la discrétion des Croates. D'ailleurs, elle n'était plus en position de faire face aux événemens sans le concours de l'illyrisme. Les Croates, par leur esprit national, sont tout-puissans sur la Dalmatie, qui est un membre détaché du royaume de Croatie, sur Trieste, qui est peuplé d'Illyriens, sur la Carniole, la Carinthie et la Styrie, provinces situées sur le chemin de Vienne à l'Adriatique et à Venise. Enfin ces mêmes Croates, qui ont derrière eux, avec la partie méridionale de l'Autriche, l'immense appui moral, et au besoin armé, des Illyriens de l'empire ottoman, les Bulgares, les Bosniaques, les Serbes et les Monténégrins, éveillent aussi au nord de la Hongrie, en Bohême, et jusqu'en Pologne, d'énergiques sympathies qui sont pour eux une influence.

Bien que les Tchèques de la Bohême et de la Hongrie septentrionale et les Polonais se regardent comme plus avancés en civilisation que les Croates, ces deux peuples sont forcés de reconnaître dans l'étroite Croatie l'un des plus ardens foyers de la propagande slave, l'un des endroits du monde où se discute avec le plus de virilité l'intérêt des nationalités opprimées. Il était évident que le jour où les Croates voudraient parler aux Tchèques et aux Polonais un langage fraternel, ils attireraient les uns et les autres dans leur alliance. Or, la Bohême, durement étreinte par le germanisme, savante, mais épuisée sous le poids d'une longue domination, ardente et hardie dans les recherches et les luttes d'érudition slave, mais moins belliqueuse par nature que la Pologne et l'Illyrie, caressait, depuis long-temps, la Croatie et ses écrivains, nourris et formés pour la plupart dans l'université de Prague. Quant aux Polonais, semblables au héros de Carthage, qui, après la ruine de sa patrie, parcourait encore le monde pour susciter des ennemis au nom romain, ils avaient songé à tous les points de l'Europe et de l'Asie où ils pouvaient constituer une résistance ou armer une haine contre la Russie, et ils avaient souvent épanché leurs plaintes dans le sein des agitateurs croates. Si donc les Croates ouvraient leurs bras, la Bohême et la Pologne avaient bien des raisons de s'y précipiter. Jellachich ne l'ignorait point, et, en saisissant le rôle que lui offrait la querelle des Croates et des Magyars, sa pensée, prompte et pénétrante, embrassait un plus vaste horizon. Il ne se bornait pas à se poser comme le défenseur de l'intérêt croate et de l'illyrisme; il s'annonçait également comme l'ami des Slaves de toute l'Autriche septentrionale.

Par malheur pour les Slaves autrichiens, le point de vue d'où ils envisageaient la situation de l'empire n'était pas le même chez tous, et les Polonais en particulier n'avaient pas tous une idée très nette de la politique de la Croatie et des intentions de Jellachich. Accoutumés à voir dans l'Autriche le plus perfide de leurs maîtres, encore saignans des blessures reçues de sa main en Gallicie et à Cracovie, quelques-uns pensaient que leur premier voeu devait être la dissolution de la monarchie autrichienne. Les Tchèques étaient moins hostiles à la dynastie de Habsbourg, quoiqu'ils eussent beaucoup souffert du germanisme. Jellachich pouvait donc, sans exciter la défiance des Tchèques, rester fidèle aux traditions illyriennes de l'alliance austro-croate; mais le vrai sens de sa conduite restait mystérieux, inexplicable même, pour certains Polonais impatiens, ennemis des lenteurs, excellens soldats à tout propos, au risque de compromettre leur propre cause, et, au demeurant, mauvais diplomates. Bref, bien que la grande majorité des Tchèques et les Polonais sensés fussent de coeur ou de fait avec Jellachich, celui-ci, plein de foi en l'avenir, se lança en tête de ses seuls Illyriens à la poursuite de l'idée politique dont ils partageaient avec lui le secret.

C'était un dramatique spectacle, celui des soldats réguliers et des volontaires illyriens qui, frémissant d'une patriotique émotion et subjugués par la puissance du sentiment national, accouraient autour du drapeau levé par Jellachich. Les régimens-frontières avaient marché en Italie, ils y avaient combattu par devoir, froidement, sans enthousiasme : ils avaient, comme les régimens magyars, tchèques et polonais, subi la douloureuse fatalité du commandement militaire; mais la guerre que les Croates allaient porter sur le territoire hongrois était une guerre nationale, la protestation des vaincus d'un autre siècle contre des conquérans orgueilleux, l'acte indépendant d'un peuple qui s'appartenait pour la première fois. Les régimens des colonies et les paysans prenaient les armes avec cette foi entière des peuples jeunes; quelques-uns même allaient au-delà des voeux de leur chef, et lorsqu'il leur parlait ce langage démocratique et fraternel qui est celui de son caractère, c'était un tressaillement général, des cris de jivio, des vivat prolongés et entraînans. « Père, lui disaient-ils, nous partons pour aller te chercher à Bude la couronne de saint Étienne, et nous te suivrons jusqu'au bout du monde! » C'était le sentiment avec lequel les soldats de Jellachich passaient la Drave, les uns fantassins des colonies, équipés comme les meilleures troupes de l'Europe, les autres volontaires en haillons, avec leur surka de toile ou de grosse étoffe, quelques-uns avec les manteaux rouges et le bonnet des Serbes et des Hellènes. Si primitif que ce spectacle pût paraître à des yeux accoutumés à la régularité de nos bataillons, c'étaient les soldats d'une idée, et ils brûlaient, avec une ardeur d'enfans, de faire entendre à l'Europe leur premier coup de canon. Leur seule crainte, la crainte de Jellachich était de ne point rencontrer de Magyars à combattre.

Quelle est en effet la puissance, et quelles sont les ressources de la race magyare? C'est un douloureux sujet de discussion qui ne peut qu'éveiller de mélancoliques réflexions dans toute ame consciencieuse et loyale, car voici que le malheur des Magyars dépasse leur orgueil et leur folie, voici que leurs désastres sont plus profonds que leur ambition démesurée; voici enfin que, saisis par le vertige, ils succombent sans avoir combattu sous le poids de leurs propres fautes! Il y avait, parmi les Magyars, un homme d'un caractère élevé et d'un sens droit, Étienne Széchényi, le fondateur de la navigation du Danube, le meilleur des patriotes. Depuis plusieurs années, il entrevoyait la crise où le magyarisme ultra-enthousiaste précipitait son pays, il avait plusieurs fois prédit le péril; mais, à la vue d'un abîme encore plus profond que sa pensée ne l'avait prévu, il a perdu la raison. Qui pourrait imaginer un plus noble et un plus juste désespoir?

Széchényi a commencé par être pour les Magyars ce que Louis Gaj a été pour les Croates, c'est-à-dire le promoteur de l'idée nationale. Plusieurs années avant que l'agitation illyrienne eût pris naissance à Agram, Széchényi avait donné, le branle au mouvement magyar, en rendant à la langue des paysans la dignité de langue nationale et en assurant les libertés constitutionnelles du royaume et les progrès de la richesse publique. Toutefois, lorsqu'il avait pris l'initiative de ces innovations, qui devaient, dans sa pensée, rendre à la Hongrie une vie propre, une existence nationale, il n'était animé ni par des idées d'insurrection contre l'Autriche, ni par des projets d'intolérance contre les populations non magyares enfermées dans les limites du royaume. Pourquoi? C'est que d'une part il n'ignorait point que les Magyars sont en minorité sur le territoire où ils se sont établis en conquérans, et que, de l'autre, en les voyant perdus ainsi au milieu de l'Europe orientale, pressés entre de grandes races, telle que la race allemande et la race slave, il craignait que l'indépendance, surtout une indépendance trop hâtive, n'équivalût pour eux à une ruine complète. Plus le magyarisme était devenu intolérant, plus il avait soulevé de résistance et de haine chez les Illyriens de la Croatie, chez les Tchèques des Carpathes, chez les Roumains de la Transylvanie, - plus aussi le comte Széchényi, se séparant des exaltés de Pesth, se rapprochait de l'Autriche, à laquelle il ne prétendait faire qu'une opposition strictement constitutionnelle. Cette politique eût enlevé tout prétexte à l'alliance des Croates et des Tchèques avec le cabinet de Vienne, lors même qu'elle n'eût pas réussi à conjurer leurs haines et à éloigner d'eux les pensées de rébellion. Malheureusement l'orgueil des Magyars les aveuglait sur la vraie situation du pays. Aucun pouvoir ne leur paraissait plus légitime et plus assuré que celui qu'ils exerçaient comme race gouvernante, et ils ne comprenaient pas que leurs sujets illyres ou grecs, comme ils appellent avec mépris les Croates ou les Roumains, pussent concevoir la pensée d'aspirer à l'égalité politique. Dans le cas d'une résistance armée, les Magyars ne doutaient point qu'il ne leur suffît de paraître pour écraser et exterminer les rebelles. Cette opinion était précisément celle du parti le plus avancé en matière de réformes législatives, de ce parti ardent et passionné qui, réunissant ainsi dans son programme les idées de liberté et celles de domination, espérait acquérir par des concessions aux classes souffrantes, aux paysans corvéables, le droit de les dénationaliser. Le journaliste Kossuth, Slovaque d'origine, magyarisé lui-même dès l'enfance, le plus intrépide des Magyars et le plus ambitieux, était à la tête de ce parti et le personnifiait dans son éloquence orientale et sans règle. Kossuth, porté au pouvoir par le flot révolutionnaire, entraîné par la double exaltation de son orgueil personnel et de son magyarisme, traitait avec un suprême dédain et les Croates et Jellachich, et les foudroyait chaque jour de sa parole au milieu d'un tonnerre d'applaudissemens. L'Europe, persuadée que les Magyars étaient les plus forts parce qu'ils étaient les plus bruyans, les plus libéraux parce qu'ils parlaient le plus de liberté, et les plus civilisés parce qu'ils avaient une aristocratie façonnée aux moeurs de l'Angleterre, l'Europe, mal renseignée sur le droit et les ressources des deux partis, pouvait se laisser prendre à ces bruits des âges fabuleux, à ces paroles de géans, à ces menaces de héros mythologiques; mais les Croates connaissaient mieux leur ennemi. Ils ne s'effrayaient point des foudres de Kossuth, et aux accusations de servilisme, de barbarie, d'impuissance, ils répondaient par l'invasion du territoire magyar.

Les Magyars, surpris, mais non déconcertés, continuaient de voir dans Jellachich un chef de brigands au milieu d'une armée de mercenaires que le premier coup de canon mettrait en déroute : Jellachich n'en suivait pas moins son chemin vers Bude, conduit comme par des pressentimens mystérieux. Il pourchasse les premières troupes magyares qui se trouvent sur sa route et qui sont fort étonnées de rencontrer en lui un adversaire résolu, parfaitement armé, dominant ses volontaires par l'influence de son nom magique, et fortifiant la discipline de son infanterie régulière par les inspirations du patriotisme. Les Magyars ne peuvent pas croire que leur général, Teleki, ait pu reculer devant les Croates : ils l'accusent de trahison. Bientôt cependant Jellachich, traversant toute la Hongrie méridionale sans coup férir, arrive à quelques heures de Bude et de Pesth. Un cri d'alarme s'échappe alors de toutes les poitrines magyares, et quiconque peut porter les armes dans les deux capitales se présente à la rencontre des Croates ou prépare la résistance sur le Danube.

Si facile et si rapide qu'eût été la marche de Jellachich, il ne pouvait, sans avoir rassemblé toutes ses forces, se lancer dans une entreprise aussi grave que le siège de Bude, bâti sur un rocher et défendu par une population au désespoir. Il eût d'ailleurs préféré attaquer Pesth, ville ouverte, située en rase campagne et foyer réel du magyarisme; mais, pour prendre Pesth en face de Bude, il fallait franchir le Danube. Ces considérations de stratégie et de politique décidèrent Jellachich à rester un instant dans l'expectative. Il attendait des renforts de deux côtés, de l'ouest et du sud-est. Dans la région du sud-est, à la pointe orientale de l'Esclavonie et dans la portion limitrophe du banat de Temesvar, les populations illyriennes s'étaient organisées d'elles-mêmes en partisans; elles avaient déjà eu, non sans succès, de nombreux engagemens avec les troupes magyares. Ces terribles volontaires, plus rapprochés de la vie primitive que les Croates voisins de l'Italie et de l'Allemagne, marchaient au combat sous les ordres de l'évêque et patriarche grec de Carlowitz, le vénérable et belliqueux Raiachich. La bouillante ardeur du patriarche avait d'abord souffert des calculs et des combinaisons politiques du ban de Croatie; mais Jellachich, après avoir épanché ses sentimens dans le coeur de l'impétueux évêque, avait gagné sa confiance, et les opérations militaires des deux chefs marchaient de concert.

Toutefois le principal appui que Jellachich espérait, exigeait, c'était celui de l'empereur, qui, au risque de blesser le radicalisme allemand et de soulever dans Vienne des passions redoutables, était contraint de donner raison aux Croates et d'agréer les plans de leur général. Dans l'attente de ce concours et conformément aux nécessités de cette tactique, Jellachich, avant d'attaquer les deux capitales magyares, dut faire un mouvement du côté de l'ouest, afin d'opérer sa jonction avec les troupes envoyées de Vienne, et de retomber ensuite sur Buda-Pesth. C'est pourquoi, au lieu de marcher directement au nord sur Bude, il se porta vers l'ouest sur Raab et Commorn, d'où il dominait le Danube et la route de Vienne à Bude.

Le magyarisme était alors dans la surexcitation du désespoir; Kossuth prêchait dans son langage, souvent hyperbolique et quelquefois émouvant, une croisade d'extermination. Les paysans magyars, saisissables par le patriotisme et l'enthousiasme, se soulevaient pour anéantir les Croates et pendre le brigand Jellachich, l'instrument impudique de la camarilla, le lieutenant stipendié de Nicolas. Lorsqu'on le vit se replier sur Raab, on fit croire aux paysans qu'ils l'avaient mis en pleine déroute, que les chemins de la Croatie lui étaient coupés, et que, fugitif, il n'aspirait qu'à cacher sa honte loin de son pays. Pendant que les agitateurs magyars travaillaient par ces fables l'imagination crédule du paysan, ils combinaient et exécutaient un dessein plus sérieux. A l'alliance de Jellachich avec l'empereur, ils opposaient une alliance des Magyars avec les radicaux allemands.

Les radicaux de Vienne forment à peine le dixième de l'assemblée constituante, qui représente l'empire, moins la Hongrie, la Croatie, la Transylvanie et la Lombardie. Ils ne brillent ni par l'autorité du nom, ni par la puissance du talent, ni même par la hardiesse des idées. Perdus au milieu d'une assemblée indécise où les rivalités de province et de nationalité dominent généralement les intérêts libéraux, ils n'apportent, au milieu de ces tiraillemens et de ces luttes sourdes ou patentes, que de nouveaux élémens de confusion. Le radicalisme viennois manque d'inspirations qui soient originales. Comme le radicalisme germanique, il se contente de puiser dans notre histoire et d'imiter consciencieusement, sans ajouter aux idées de notre âge héroïque autre chose que cette teinte mystique naturelle au génie allemand. Encore faut-il avouer que le radicalisme savant et passionné de Francfort et de Berlin l'emporte de beaucoup sur celui de Vienne, timide et peu sûr de lui-même. Et pourtant plusieurs circonstances conspirent en quelque sorte pour favoriser celui-ci dans l'expansion et le triomphe de ses idées. C'est d'abord la faiblesse de l'empire et la lutte des races. C'est ensuite l'organisation même de la garde civique; c'est l'établissement de cette force turbulente qui, sous le nom de légion académique, a joué un rôle si décisif dans toutes les manifestations dont Vienne a été le théâtre. La légion académique est composée, non point seulement de la jeune population des universités, mais de révolutionnaires accourus de tous les points de l'empire et de la confédération elle-même. Allemands, Hongrois, Polonais, Italiens, se sont donné rendez-vous dans ces cadres, et, fort peu soucieux de l'intérêt de Vienne et de l'Autriche, ils se sont constitués en janissaires du radicalisme.

Les ministres magyars essayèrent de faire entendre aux quarante radicaux de la diète de Vienne et à la légion académique que le radicalisme était compromis par la conduite et l'ambition de Jellachich. Ils furent écoutés. Les Allemands voyaient dans le ban de Croatie un Slave résolu qui élevait un drapeau peu agréable aux yeux de la race germanique. Les Italiens, de leur côté, redoutaient un accroissement d'autorité pour cette race qui venait de frapper des coups si terribles sur leur nationalité. Les Polonais, acharnés contre le gouvernement de l'Autriche et troublés d'ailleurs par le respect humain en présence de l'Europe démocratique, entrèrent aussi dans le mouvement qui se préparait. Tous d'ailleurs, Allemands, Italiens, Polonais, séduits par les magnifiques promesses des Magyars, et croyant sérieusement à une coopération impétueuse de ce côté, acceptèrent l'alliance proposée. On sait quel sanglant triomphe vint bientôt la sceller. Pour la seconde fois depuis le mois de mars, le souverain, naguère encore absolu, fut forcé de quitter Vienne et de fuir devant l'insurrection. La nomination de Jellachich au commandement de la Hongrie et le départ des troupes destinées à faciliter son entrée dans Pesth avaient été le prétexte de la bataille. C'était une grande victoire remportée par les Allemands et les Magyars sur la race slave, si les Magyars avaient été en position de tenir les engagemens contractés avec le radicalisme, c'est-à-dire d'anéantir Jellachich isolé et d'amener devant Vienne une armée magyare, non point de trois cent mille hommes, mais de trente mille hommes seulement.

Le contraire arriva, et il fut donné à Jellachich de trouver dans la victoire même des radicaux viennois l'occasion d'agrandir son rôle, de relever la cause des Slaves un moment compromise, et de peser davantage sur les destins de l'empire. Le danger est à Vienne plus qu'à Pesth, se dit-il, et au lieu de courir à l'ennemi impuissant pour le terrasser, c'est vers l'ennemi victorieux qu'il tourne son épée. Au moment même, où les Magyars affirmaient qu'il était en déroute et où l'Europe, trompée par de fausses nouvelles, croyait, en effet, le voir précipité en désordre dans les montagnes de la Styrie, il apparaissait calme et ferme aux portes de Vienne, avec ses troupes qui, à défaut de prises de corps avec l'insaisissable armée des Magyars, avaient combattu vaillamment et gaiement contre la nature, et accompli, au milieu des privations, une marche forcée digne de vieux soldats. Les Croates brûlaient, non pas de piller et d'incendier, mais de se battre contre des Schouabes et des Magyarons pour la gloire de l'homme qui leur paraissait résumer en lui les griefs et les espérances de leur nationalité. En effet, dans ce premier instant de trouble, au milieu du désordre, de la confusion et de la défaillance des impérialistes, Jellachich ne tenait-il pas en ses mains la fortune de l'empire? S'il n'avait été qu'un vulgaire ambitieux, il l'eût brisé. Un coup d'épée lui suffisait pour trancher le lien qui retenait encore assemblés tant de membres en désaccord, et sa part n'eût pas été la moins belle. L'Illyrie autrichienne, c'est-à-dire la Croatie, l'Esclavonie, la Dalmatie et l'Istrie, puis la Carniole, la Carinthie et la Styrie méridionale auraient formé, sur l'Adriatique, avec Trieste, Fiume, Zara et Raguse pour débouchés, un état respectable qui aurait eu bien des moyens d'influence sur les Illyriens bulgaro-serbes, bosniaques et monténégrins. Si belle pourtant que fût la tâche de commencer l'organisation de la nationalité illyrienne et d'en être le premier souverain, Jellachich ne se laissa point séduire; il était préoccupé de la civilisation générale, de l'équilibre européen, auquel l'existence de l'Autriche est indispensable dans le temps présent. Son ambition était de transformer, de régénérer la vieille Autriche par un principe supérieur, par le principe éminemment libéral de l'égalité des nationalités. Aussi Jellachich s'écrie-t-il, dans un moment d'inspiration sensée : Si l'Autriche n'existait pas, il faudrait l'inventer ! En frappant sur l'insurrection de Vienne, ce n'est pas tel ou tel système social qu'il prétend frapper; c'est l'alliance de la race allemande avec la race magyare, c'est l'obstacle à l'invasion de la race slave dans le gouvernement de l'Autriche.

Cette pensée méritait d'être comprise par les Tchèques et les Polonais de la diète de Vienne. Les députés tchèques l'ont saisie d'instinct. Leur premier mouvement, dès le lendemain de l'insurrection, a été de se retirer à Prague et de faire de là un appel à tous les députés slaves. C'était pour les slavistes savans, comme Palaski et Schafarik, une belle occasion de reprendre la thèse développée, quelques mois auparavant, au sein de ce congrès slave, où l'on avait proposé pour la première fois avec solennité l'union politique des Slaves autrichiens. L'épée inflexible de Windischgraetz avait tranché brusquement la question au moment même où le congrès allait publier le résultat de ses travaux et un manifeste à l'Europe. Les Tchèques, bombardés et massacrés ainsi tout récemment par ordre de Vienne, se déclaraient cependant les plus fermes soutiens de l'empereur, au risque d'avoir à combattre à côté de ce même Windischgraetz dont le nom est écrit en caractères sanglans sur le pavé de Prague. Ils n'hésitaient pas, en dépit de ce douloureux souvenir, à se ranger sous les drapeaux de l'empereur, tant cette conduite leur semblait commandée par l'intérêt slave lui-même en présence du pacte germanico-magyar.

L'exemple des Tchèques aurait dû éclairer les Polonais de la diète sur les vrais intérêts de leur race. Quelques-uns étaient résolus à imiter les Tchèques; mais d'autres restaient indécis dans les perplexités du patriotisme, et plusieurs enfin s'étaient entièrement mépris sur le caractère et les conséquences de l'insurrection. Ils essayèrent de se concerter. Au milieu de ces circonstances solennelles, les débats furent passionnés et marqués par des scènes déchirantes. L'un des plus actifs et des plus intelligens députés de la Gallicie, George Lubomirski, y fut frappé dans sa vive intelligence; sept quittèrent la diète; les autres restèrent en proie à l'indécision ou se laissèrent entraîner par le désir d'arracher à la diète de Vienne quelques concessions spéciales pour la Pologne au milieu de la crise. Dans la pensée de ceux qui se retiraient, la diète avait changé de caractère; elle s'écartait du principe de l'égalité des races; elle travaillait au profit des Magyars et de l'Allemagne. « Eh quoi! disait l'un de ceux-là, M. Ladislas Zamoyski, dans un manifeste à ses électeurs, une partie de la diète de Francfort n'a-t-elle pas déclaré dans son message à la diète de Vienne que celle-ci a bien mérité de la patrie allemande? Or, je jure devant Dieu que l'intérêt de l'unité allemande ne m'a jamais préoccupé!»

Cependant les Croates campaient aux portes de Vienne, sans rien perdre de leur première confiance. L'agitation nationale produite dans les provinces slaves du nord, en Bohême, en Moravie, en Silésie, en Gallicie, et au midi jusqu'à Raguse, dans toute l'Illyrie, les encouragemens des Illyriens mêmes de la Turquie, rassuraient la conscience de ces paysans de la Save contre les accusations de barbarie dont l'Europe les poursuivait sur le témoignage des Magyars. Ceux-ci, toutefois, qui, chaque jour, devaient apparaître avec une armée formidable pour anéantir Jellachich sous les murs de Vienne, travaillaient péniblement à organiser cette armée, conçue par l'imagination de Kossuth, mais non encore réalisée. De leur côté, les radicaux de Vienne croyaient à la prochaine arrivée de ce puissant secours si hautement et si catégoriquement annoncé, et ils espéraient que Jellachich serait écrasé avant même que l'armée impériale eût réussi à rassembler ses débris et à se reconstituer assez fortement pour menacer Vienne. On sait que les Magyars, fort occupés à l'est par le patriarche Raiachich, effrayés de l'attitude de leurs paysans tchèques des Carpathes, menacés d'une insurrection des Roumains de la Hongrie orientale et de la Transylvanie, n'ont pas rempli l'attente de leurs alliés et ont donné le temps à l'empereur et à son lieutenant Windischgraetz de concentrer autour de Vienne des forces imposantes. On sait enfin qu'une lutte terrible s'est engagée avant que les Magyars eussent donné signe d'existence, et que déjà Vienne était envahie et rendue, lorsque ce secours tant promis s'est présenté sur le Danube, et a ranimé un moment l'espoir des vaincus, mais seulement pour appeler sur eux de nouveaux malheurs et pour attirer aux Magyars une défaite signalée.

L'idée pour laquelle les radicaux de Vienne se sont battus était une idée fausse, car ils associaient leur libéralisme aux intérêts de la race allemande et de la race magyare, qui sont les intérêts de la conquête. Et comment ne pas déplorer cette erreur? comment ne pas reconnaître que leur courage était digne d'une meilleure cause? Oui assurément, les radicaux de Vienne, quoique timides dans l'expression de leurs idées politiques et fort embarrassés de leur triomphe dès le lendemain de la victoire, ont déployé une vive ardeur et une résolution énergique au milieu des derniers événemens, et ils n'ont succombé que parce qu'ils avaient contre eux, non point l'empereur, réduit à n'être plus qu'un nom, mais la justice, la vérité, le bon sens, le droit des nationalités et la foi politique d'un peuple méconnu par eux.

Les Croates viennent d'être appelés, par des conjonctures politiques inattendues, à faire acte de virilité au coeur même de l'Autriche. Avec l'aide des Tchèques et d'une partie des Polonais, ils ont pris en quelque sorte possession de l'empereur en lui rendant son empire. C'est le cas de dire avec Tacite, parlant des prétoriens de Galba : Evulgato imperii arcano; ils ont pénétré le secret de l'empire; ils ont vu de près comment on le perd, comment on le ressaisit. On ne réussira pas plus à leur enlever cette science qu'à arracher de leurs coeurs le sentiment qu'ils ont d'avoir combattu et triomphé dans l'intérêt national des Slaves. Ce combat, ce triomphe, ne sont que le premier acte du vaste drame qui va se jouer sur les rives du Danube; mais, dans ce drame, les Croates ont dignement commencé leur rôle. La Bohême rêveuse et mystique, entraînée vers eux par un attrait fraternel, la Pologne bien intentionnée, mais un peu lente à reconnaître ses vrais amis au milieu des flatteurs de son infortune, n'ont paru qu'au second plan sur la scène, pendant que la Hongrie exaltée, saisie par l'esprit de vertige, se laissait broyer entre le génie défaillant du vieil empire d'Autriche et le génie entreprenant des jeunes peuples slaves.


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(1) L'histoire en a été exposée en détail dans cette Revue le 15 mars 1847 sous ce titre la Grande Illyrie et le Mouvement illyrien, et le 15 décembre suivant sous cet autre titre : la Hongrie et le Mouvement magyar.

II

Les Slaves ont vaincu; mais il reste à organiser la victoire, et déjà même les ministres allemands de l'empereur s'effraient des conséquences du service rendu par les Slaves à l'empire. Vienne est pacifiée. Menacée au nord par les paysans tchèques, assaillie à l'est par les Valaques de la Transylvanie, au sud-est par les Serbes du métropolitain Raiachich, au midi par Albert Nugent, lieutenant de Jellachich, à l'ouest par Jellachich lui-même, défendue par une garde nationale incapable de tenir tête à des troupes régulières et à des bandes de partisans, la Hongrie commence peut-être à comprendre que le meilleur parti serait d'accepter les conditions proposées par les Slaves. Ceux-ci ne veulent pas, dans le présent, retirer de leur succès d'autre avantage que l'application du principe de l'égalité des nationalités. Comment obtenir cette application? C'est là ce qu'il faut examiner, en se plaçant un moment au point de vue des Slaves, en appréciant les chances nouvelles et favorables qu'ils croient trouver dans les derniers événemens de l'Autriche.

Le principe de l'égalité des races rencontre-t-il en ce moment des obstacles bien sérieux? Les Hongrois ont sans doute combattu ce principe jusqu'à ce jour, comme contraire à l'intérêt de leur domination; mais aujourd'hui ils n'ont plus le choix qu'entre l'abandon de leurs prétentions orgueilleuses ou une résistance insensée qui serait leur ruine. Quant aux Allemands, ils ont un sentiment trop juste de leurs vrais intérêts en Autriche pour ne pas comprendre qu'ils s'exposeraient à un danger considérable en exaspérant trop vivement les Slaves. En Allemagne, on craint avec raison le panslavisme russe, et l'on commence à s'apercevoir que, le jour où l'Autriche deviendrait puissance slave, le monde slave serait divisé en deux parts et le panslavisme paralysé. Enfin, malgré l'exagération de certains emportemens de patriotisme et de certaines idées de teutonisme conquérant, destinées à s'évanouir avec le progrès de la liberté et de la centralisation au-delà du Rhin, les Allemands sont conduits à se dépouiller de leurs prétentions ambitieuses sur la Pologne, la Bohême et l'Illyrie. Bien que, depuis leurs derniers efforts pour constituer l'unité germanique, ils aient fait de regrettables manifestations contre le Danemark dans le Schleswig, contre les Italiens en Lombardie, contre la Pologne à Posen, contre le slavisme à Vienne, ils ont trop de philosophie pour vouloir toujours monopoliser à leur seul profit l'idée de nationalité. La patrie de l'Allemand autrichien lui échappe, elle se dérobe sous ses pieds; mais sa destinée n'est point d'avoir le visage tourné vers l'Orient, et, s'il ne lui plaît pas de jouer un rôle secondaire dans une fédération slave, il a une autre patrie plus attrayante sur le sol germanique, dans la confédération des peuples allemands. Les Allemands de l'Autriche, ne pouvant plus maintenir leur ascendant sur les Slaves, ne se donneront donc pas devant l'Europe le tort de les combattre. L'égalité des nationalités sera, bon gré, mal gré, reconnue chez eux.

Voici maintenant comment les Slaves prétendent appliquer leur principe à l'Autriche. L'empire serait divisé en autant d'états qu'il y a de races distinctes, et chacun de ces états serait représenté dans une diète commune. L'archiduché d'Autriche, avec le Tyrol, le Salzbourg et la Styrie septentrionale, formerait une province allemande; la Magyarie s'étendrait entre la Drave et le pied des Carpathes, de Presbourg à la Theiss; la Transylvanie et la Hongrie orientale constitueraient un territoire roumain. Si le sort fatal voulait que l'affranchissement de l'Italie fût retardé, la Lombardie aurait aussi sa place dans cet ensemble. L'Illyrie comprendrait la Styrie méridionale, la Carinthie, la Carriole, l'Istrie, la Dalmatie, l'Esclavonie et la Croatie; la Bohême s'adjoindrait la Moravie et la portion occidentale de la Hongrie du nord. Enfin, les élémens polonais de la Silésie et de Cracovie se coordonneraient autour de la Gallicie. Dans la diète générale, chacun de ces états serait représenté proportionnellement à sa population, ce qui assurerait la majorité à la cordiale entente des trois peuples slaves; mais en même temps chaque état aurait aussi une diète provinciale, qui lui garantirait son autonomie et son individualité comme nation. Telle est, disent les slavistes, la seule solution possible du problème des races, et c'est la conséquence inévitable de la lutte aujourd'hui engagée; l'Autriche en est réduite à subir cette nécessité d'une transformation, si elle ne préfère périr par l'effet d'une dissolution immédiate.

Jellachich porte une épée capable de trancher victorieusement cette difficulté. Or, il ne pourrait reculer devant cette tâche sans encourir la haine et la vengeance de ses compatriotes, dont il a conquis le dévouement en promettant de servir toutes leurs espérances. C'est donc pour lui l'honneur et la vie; c'est l'adoration fanatique des populations, ou cette mort à laquelle il songeait peut-être quand il écrivait aux favoris de l'empereur : « Si l'Autriche succombe, vous pourrez vivre, vous, messieurs, moi je ne le pourrai pas. » Cette alternative est de nature à enflammer l'ame la plus froide. Que d'ailleurs Jellachich, contrairement à toute vraisemblance, vienne à faillir sous le poids du devoir dont il a si chevaleresquement pris la responsabilité, le génie des Illyriens a de l'essor, il ne restera point en chemin pour la défaillance d'un homme. Heureusement l'homme et le peuple inspirent jusqu'à ce jour aux slavistes, même les plus ardens, une égale confiance, et si des obstacles doivent surgir, ils ne menacent pas de venir de ce côté.

L'impatience des Polonais est plus à redouter peut-être que la prudence diplomatique de Jellachich et des Illyriens. Jellachich a su attacher étroitement les Tchèques à sa cause: il a saisi leur prompte et rêveuse imagination, en faisant pour la première fois tonner le canon victorieux de l'idée slave, et en entr'ouvrant devant leurs regards méditatifs les profondeurs mystérieuses de l'avenir; mais par quels moyens enchaîner à la poursuite régulière de cet idéal le génie indiscipliné des Polonais? Certes, tous ceux d'entre les Polonais qui ont le sentiment de l'action et l'expérience des choses viennent se ranger peu à peu autour de l'illyrisme, caressé depuis long-temps par eux. Il en est pourtant d'autres qui ont combattu dans Vienne contre le slavisme, et ceux-là semblent être d'irréconciliables ennemis de l'Autriche. Que l'Autriche se dissolve, s'écrient-ils, que les peuples opprimés depuis si long-temps par sa main perfide brisent enfin les liens qui les retiennent attachés dans une alliance contre nature, que le chaos se fasse de Cracovie à Milan, et au milieu de cette confusion nous retrouverons la fortune de la Pologne! Raisonnement déplorable, dangereux calculs, qui n'auraient pour conséquence que de rendre la partie incomparablement belle à l'ennemi acharné de la Pologne, de la démocratie et de la civilisation européenne, à la Russie et au panslavisme. Ainsi l'entendait Jellachich, lorsqu'il déclarait sous les murs de Vienne que l'existence d'une Autriche était un intérêt de premier ordre pour la liberté comme pour l'Europe, et c'est là ce qu'il faut répéter après lui à ces intrépides soldats, qui, en frappant ainsi en aveugles, déchireraient pour la dernière fois peut-être le sein mutilé de leur patrie.

Où seraient donc, en effet, dans l'hypothèse d'une dislocation de l'Autriche, les ressources et les alliés indispensables à la Pologne pour une guerre d'indépendance contre la Russie? Évidemment la Gallicie, Cracovie, Posen, réussiraient sans beaucoup de peine à s'affranchir du joug allemand; mais pendant que l'Europe souffre et s'affaiblit, momentanément du moins, dans le douloureux enfantement de la démocratie, le czarisme, encore tranquille et puissant sur son terrain, laisserait-il la Pologne russe ouverte à la révolution polonaise, ou plutôt ne se croirait-il pas intéressé et autorisé à pénétrer sur le théâtre même de cette insurrection victorieuse pour étouffer à sa naissance l'incendie dont il aurait à craindre d'être prochainement dévoré? La ruine immédiate de l'Autriche aurait donc pour conséquence de livrer la Gallicie et Cracovie à la discrétion des Russes. Supposera-t-on que les peuples du Danube et des Carpathes, les Bohêmes, les Valaques, les Illyriens, accourraient alors au secours de la Pologne écrasée ou menacée? A peine la Hongrie, la Croatie, la Transylvanie et la Bohême auraient-elles échappé à la domination de l'Autriche, qu'elles se trouveraient engagées elles-mêmes dans une lutte terrible qui ensanglanterait le Danube, la Theiss et la Drave. Pendant qu'elles se déchireraient et s'épuiseraient entre elles, la Pologne, peu aimée de l'Allemagne, seule aux prises avec son redoutable ennemi, sans pouvoir compter même sur les bras désarmés des Polonais du royaume, pourrait-elle échapper à une ruine nouvelle? Et à quoi lui servirait de s'être affranchie de l'Autriche, si ce n'est à être incorporée à la Russie?

Il y a pour la Pologne allemande une politique moins périlleuse et plus patriotique : c'est d'entrer franchement et résolûment dans la confédération des peuples de l'Autriche régénérée. Des esprits subtils et raffinés pourraient bien ne pas goûter les vertus simples et rustiques des Illyriens. On devrait comprendre cependant que plus la simplicité dont on fait un crime aux Illyriens sera grande, plus la part sera belle pour l'influence éclairée de la Pologne. Il est facile aux Polonais, en embrassant cordialement l'intérêt slave, de relever honorablement leur drapeau abattu; il leur est facile de jouer à côté des Illyriens un rôle décisif dans la régénération de l'Autriche, et, qui sait? peut-être de la gouverner par l'autorité de leurs lumières dans les délibérations fraternelles des trois peuples slaves. S'il arrivait que les Illyriens, malgré leur expérience des institutions parlementaires très largement développées en Croatie, fussent privés de toute capacité administrative, ce serait donc un avantage de plus pour la Pologne; ce serait principalement pour elle que Jellachich aurait combattu et brisé l'alliance germano-magyare. Les Polonais voudront-ils, après être entrés sur ce pied dans la confédération austro-slave, tenter un jour un nouvel effort contre la Russie? Alors, du moins, ils le pourront entreprendre raisonnablement; ils auront des armes et des alliés, ils auront la force constituée de la nouvelle Autriche, peut-être même l'appui de l'Allemagne. Au lieu d'une échauffourée, où ils succomberaient en quelques jours ils auront une insurrection en forme, une grande guerre, de vraies batailles avec des chances de victoire. En un mot, l'Autriche slave est pour la Pologne la plus rare fortune qui puisse lui échoir, le triomphe même du slavisme hostile à la Russie, le moyen de sortir dès à présent de la sphère des conspirations, de recommencer une existence officielle, de rassembler moralement autour de ce centre, en attendant l'indépendance, toutes les populations de l'ancienne Pologne. Quelles raisons auraient donc les Polonais de la Gallicie et de Cracovie de ne pas s'associer à la pensée des Illyriens, de ne pas entrer dans la voie déjà suivie par les députés qui ont quitté la diète de Vienne?

Ah! sans doute, parmi ces questions de nationalité destinées peut-être à se résoudre par la réorganisation de l'Autriche, il en est une douloureuse que les Croates semblent avoir prise à contre-sens, et l'on est porté, en contemplant les blessures saignantes de la Lombardie, à se demander si le triomphe définitif des Slaves en Autriche ne serait pas un obstacle à l'affranchissement de l'Italie. Par bonheur, aucune pensée hostile à l'Italie n'entre dans les calculs des slavistes. L'émigration polonaise, sans distinction de parti, a combattu dans l'armée lombarde ou piémontaise. Les sentimens des Tchèques sont les mêmes. Quant aux Illyriens en général, aux Croates en particulier, envisagés comme nation et non plus comme soldats, ils avaient songé, bien avant les stériles manifestations des Magyars, à contracter une alliance avec la Lombardie et le Piémont : les Magyars avaient, au contraire, repoussé cette idée. La Croatie est liée aux peuples d'Italie par des rapports directs et nombreux de voisinage et de commerce. La riche littérature de Raguse, qui est la littérature classique des Croates et des Serbes, s'est formée sous l'influence de la grande époque littéraire de l'Italie, et l'esprit de l'Italie a toujours été l'objet d'un culte empressé pour les savans croates. La liberté italienne ne leur était pas moins chère. En beaucoup d'occasions, ils ont fait pour elle plus que des voeux. Lorsque les fils infortunés de Bandiera, dans leur patriotique et généreux aveuglement, appelaient à la révolte, il y a quelques années, l'Italie encore indifférente, ils étaient, dit-on, poussés en avant par d'intrépides Croates, en tête desquels figurait le téméraire Albert Nugent. Lorsque la dernière révolution italienne a éclaté, un certain nombre d'Illyriens de la Dalmatie et l'écrivain croate Nicolas Tommaseo, depuis ministre vénitien, ne l'ont-ils pas servie avec enthousiasme? Enfin, une démarche plus significative a été tentée officiellement en conformité de voeux avec la partie pensante du peuple croate. Avant d'entrer en lutte ouverte avec les Magyars, le métropolitain de Carlowitz, le vénérable Raiachich, voulant essayer des moyens de conciliation les plus séduisans pour le libéralisme des Hongrois, proposa au général Chrabowski, commandant de leurs troupes à Peterwardein, un arrangement en quatre articles. Par cette convention projetée, qui exigeait des Magyars leur consentement à l'union fraternelle des Slaves autrichiens, les Croates s'engageaient à demander le rappel de toutes les troupes slaves employées par l'empereur en Italie et à envoyer au roi Charles-Albert une députation chargée de négocier avec lui une alliance offensive. La question d'Italie se trouvait ainsi résolue. Il n'existe donc point chez les Slaves ni chez les Croates eux-mêmes de préjugé ni de haine contre l'Italie, et si les Illyriens veulent assurer la majorité aux Slaves dans une diète générale des peuples autrichiens, leur intérêt leur conseille d'éloigner l'Italie de cette fédération.

L'Autriche slave, loin de blesser aucune des sympathies, aucun des intérêts de la France, semble, on le voit, destinée à les servir au-delà de toutes les prévisions. Les Slaves autrichiens cessent d'être enchaînés à la fortune et aux alliances de l'Allemagne; ils sont hostiles à la Russie, contre laquelle ils ont leur individualité et leur quasi-indépendance à défendre. Enfin, sans nuire à l'émancipation de l'Italie, ils rendent possible l'affranchissement de la Pologne. Il se peut, sans nul doute, que les événemens ne suivent pas de point en point cette marche régulière tracée par les slavistes et rie conduisent pas les peuples à ce grand but; il se peut que des conjonctures inattendues, la lassitude des esprits, les impatiences, les témérités individuelles, changent ou modifient le cours de ces destinées; il se peut qu'au lieu de se développer logiquement, suivant les conseils de la raison, le mouvement des nationalités entre dans les voies inconnues du hasard et de la force, et s'accomplisse en laissant derrière lui des flots de sang. Nous ne souhaiterions pas ce malheur à nos ennemis : encore moins devons-nous l'appeler sur la tête de peuples amis dont la prospérité serait la nôtre, et dont l'indépendance deviendrait en Europe la garantie de nos révolutions.

La Pologne et l'Illyrie, l'une et l'autre quasi-françaises sous l'empire, sont animées d'une égale sympathie pour la France. Ce dévouement de la Pologne, cette reconnaissance de l'Illyrie, offrent à notre politique les plus puissans moyens d'action sur les mouvemens à venir de ces dix-sept millions de Slaves autrichiens, auxquels se rattachent d'un côté les Polonais de la Prusse et de la Russie, et de l'autre les Illyriens de la Turquie. L'intérêt de l'insurrection anti-slave de Vienne, l'embarras de quatre millions de Magyars hostiles au principe de l'égalité des nationalités et emprisonnés au milieu du continent, nous semblent en vérité de moindre importance que la situation et l'avenir de quarante millions de Slaves polonais, tchèques et illyriens, appuyés sur la Baltique, la mer Noire et l'Adriatique. La grande erreur de l'opinion à cet égard, c'est d'avoir cherché dans la question de race une question de liberté non encore posée. La liberté a prêté son nom à l'alliance des Allemands et des Magyars, formée dans l'intérêt de la conquête contre les Slaves conquis. Ceux d'entre les Slaves qui, par un ardent désir de secouer cette domination, en ont appelé les premiers aux armes, sont à la vérité les moins avancés en connaissances et en lumières, et, en s'arrêtant aux apparences, on a pu voir en eux des barbares armés contre la civilisation; mais la civilisation n'était pas plus menacée par les Illyriens que la liberté n'était défendue à Vienne par les Allemands unis aux Magyars. Non, la démocratie n'était point en cause. Que son heure sonne en Autriche, et ce ne sont point les Slaves qui la repousseront. Elle est dans le génie même de leur civilisation. Partout où les circonstances historiques leur ont permis de se constituer librement, ils se sont organisés sous une forme démocratique, depuis la Pologne primitive jusqu'à la Serbie actuelle. Avant d'entrer dans le débat des questions de liberté, ils ont voulu toutefois développer, assurer leur existence nationale, conquérir une patrie; avant de planter l'arbre, ils ont voulu préparer le sol, et, sur ce sol rajeuni, la démocratie, une démocratie originale et forte, pourra sans doute bientôt fleurir.


II
Les Roumains, le protectorat russe et la Turquie

La destinée de l'empire turc est étroitement liée à celle de l'Autriche, et, avant que la crise actuelle en vînt fournir la preuve irrécusable, M. de Metternich avait bien compris cette communauté d'intérêts. Des deux côtés, un même principe de conquête pour base, un système de gouvernement pareil, sauf la différence des lumières; en Autriche une perfidie plus savante, en Turquie une violence plus franche; au demeurant, les mêmes périls à redouter en raison du mouvement des races : tout contribuait à rendre de part et d'autre l'entente nécessaire et facile. Elle s'est produite en effet dans de grandes circonstances sous son vrai caractère, par exemple à l'occasion de la guerre hellénique, question émouvante, prise avec une sorte de religion littéraire et poétique par l'Europe occidentale, et embrassée par la Russie avec un machiavélisme dont l'Europe était alors un peu la dupe. L'Autriche chrétienne, l'Autriche alliée de la Russie jusqu'à la dépendance, sut résister à la fois à ces engagemens d'une alliance permanente et systématique et à cet entraînement universel d'une nouvelle croisade. Travailler à l'avènement du principe de race en Turquie, c'eût été travailler au profit d'une force par les évolutions de laquelle l'Autriche conquérante pouvait être un jour gravement menacée. M. de Metternich avait reconnu là son ennemi, l'ennemi de la conquête, l'idée de race, le fantôme de ses nuits, la nationalité devenue un moment l'objet d'un culte européen. Aussi, tandis que le cabinet de Saint-Pétersbourg, croyant servir son ambition, prenait sur ce terrain de l'empire ottoman le parti des révolutions nationales, la vieille Autriche, guidée par un intérêt de conservation personnelle, se reconnaissait solidaire des intérêts de la vieille Turquie. La nature avait produit ce rapprochement à l'origine, la nature l'a maintenu, bien que la Turquie ait dû quelquefois le payer par de durs sacrifices d'amour-propre et par une servitude diplomatique dont elle s'est rarement affranchie.

Or, la même cause qui avait donné lieu à l'union des deux gouvernemens, c'est-à-dire la solidarité des intérêts, avait aussi dès l'origine amené les patriotes à se concerter dans cette grande et commune pensée de nationalité. Comme les gouvernemens y voyaient une menace, les peuples y découvraient un puissant moyen de reprendre vie, d'agir, de tenter la fortune. Si quelque émotion politique agitait l'Autriche ou la Turquie, elle se communiquait promptement sur toute l'étendue de l'un et de l'autre empire, des Balkans aux Carpathes, ou des Carpathes aux Balkans. Que de plaintes, que de gémissemens, que de cris de douleur ont ainsi été portés par les échos des peuples de l'Autriche à ceux de la Turquie, et réciproquement! Quelques paroles d'espérance se sont aussi parfois mêlées à ce concert de lamentations, et elles ont retenti avec vivacité au fond de ces coeurs souffrans, mais non découragés. Depuis que l'antique fatalité de la conquête leur a semblé ruinée par les mouvemens constitutionnels issus de 1830 et par la réaction vigoureuse des esprits contre les traités de 1815, les peuples danubiens se sont livrés avec plus d'ardeur à ces espérances, et ils ont travaillé avec plus de foi à les réaliser en commun. Une certaine alliance s'est ainsi formée naturellement entre les populations de l'Autriche et celles de la Turquie, en opposition à la politique de la conquête suivie par les deux gouvernemens.

Une circonstance ethnographique secondait merveilleusement cette alliance : les deux races qui habitent la Turquie du nord, la race roumaine sur la rive gauche du Danube, la race illyrienne sur la rive droite de ce fleuve et de la Save, s'étendent par-dessus la frontière austro-turque, la première jusqu'à la Theiss au coeur de la Hongrie, la seconde le long de la Drave jusqu'au Tyrol. L'idée de nationalité ayant pris l'idée de race et de langue pour base, les intérêts, les passions d'une fraction de chaque peuple sont les intérêts et les passions de l'autre fraction de ce peuple. Les Moldo-Valaques des principautés applaudissaient vers les commencemens de ce siècle aux premiers efforts du roumanisme élaboré dans les écoles de la docte Transylvanie. Un peu plus tard, en 1821, les Transylvains tressaillaient d'une ardeur fraternelle à la vue de cette insurrection nationale par laquelle Théodore Vladimiresco chassait des principautés les Fanariotes, les plus redoutables ennemis du peuple roumain. Récemment une révolution nouvelle, heureuse d'abord, ensuite comprimée, a fait succéder à de brillantes espérances un surcroît de malheurs; les baïonnettes russes sont venues réprimer un premier essai de démocratie à Bucharest; les Transylvains se sont associés complaisamment à ces ambitions, à ces revers.

Ainsi en est-il pour les Illyriens de tribu à tribu. Ceux de la Servie ont devancé tous les autres dans les tentatives armées dès le temps de George-le-Noir; mais, dès ce même temps, les Croates, réunis en partie à l'empire français sous le nom de provinces illyriennes, ressentaient une vive sympathie pour les succès héroïques des Serbes, et les uns et les autres avaient les yeux fixés sur Napoléon, que leurs poètes appelaient, en 1811, le régénérateur de l'Illyrie. La propagande littéraire de la Croatie est venue depuis resserrer ce lien des coeurs, cette communauté des espérances; les Serbes, au milieu des derniers événemens de l'Autriche, n'ont laissé échapper aucune occasion de donner aux Croates les preuves d'une touchante réciprocité de sentimens, et aujourd'hui rien ne se peut plus passer de fâcheux ou d'heureux d'un côté de la Save, sans retentir tristement ou joyeusement de l'autre. Le sort et l'action des peuples de la Turquie sont donc étroitement liés au sort et à l'action des peuples de l'Autriche, comme la politique des deux gouvernemens eux-mêmes.

Bien que les Roumains et les Illyriens appartiennent à deux races essentiellement distinctes, ils suivent, en Turquie, à l'égard du sultan, une même politique, et, par une rencontre de circonstances bien digne de remarque, cette politique est exactement semblable à celle des Illyriens et des Roumains de l'Autriche à l'égard de l'empereur. Ce n'est pas le sultan qui est considéré comme le premier ennemi de la nationalité; ce n'est pas même contre la race ottomane que les haines des populations vassales ou sujettes sont principalement dirigées. Au lieu de menacer en ce moment le pouvoir central et la race dans le sein de laquelle il se recrute et se concentre encore, on invoque leur appui à charge de revanche : on leur tend même par instans les bras, sauf à courir le danger d'avoir à ce jeu-là les mains mutilées, comme il vient d'arriver aux Valaques. Quel est donc ici l'ennemi? De quel côté veut-on frapper? L'ennemi; c'est le Russe, et le joug que l'on aspire à briser, c'est le protectorat moscovite. Ce protectorat, qui, à l'origine, à l'époque de Catherine, s'était présenté aux crédules populations sous des dehors libéraux, avec un langage tout chrétien et de séduisantes promesses, a laissé tomber son masque le jour où, devenu fort, il n'a plus senti la nécessité de feindre; de ce jour aussi, les peuples trompés ont reculé d'effroi en portant la main sur leurs armes, et, le visage tourné du côté du nord, l'oeil attentif aux mouvemens du géant moscovite, ils se sont repliés jusque dans le sein de l'Osmanli lui-même. Plutôt le gouvernement du cimeterre que la protection du czar; plutôt l'empire de l'islam que la papauté chrétienne de l'empereur de Russie; plutôt un demi-siècle de retard dans le progrès de l'indépendance que l'appui oppressif des Moscovites; plutôt la tyrannie sur nos corps que la corruption dans nos coeurs! Tel a été le langage des Moldo-Valaques et des Serbes, c'est-à-dire de ces trois principautés du Danube qui, en voulant échapper aux excès du vieil islamisme, ont eu le malheur de tomber dans les piéges tendus à leur bonne foi par le czarisme, et qui, tantôt par des plaintes touchantes comme en Valachie, tantôt par des rugissemens mal contenus comme en Servie, invoquent à leur aide la bienveillance de la Turquie fort empêchée et de l'Europe indifférente.

Cette politique s'est annoncée en Valachie avec le premier succès du roumanisme, en 1821, et, en dépit de beaucoup de déboires, elle a été, elle est encore celle des patriotes qui viennent d'accomplir sous nos yeux la révolution de Bucharest. Les Serbes, plus heureux depuis quelques années, car ils ont en partage une législation démocratique et un gouvernement probe, moins accessibles, par leur rudesse même, aux influences du protectorat, ne sentent pas moins vivement le poids et le but de l'action russe. Ils ont, en 1842, pour y échapper mieux, renversé la dynastie de Milosch, élevé à la magistrature suprême le fils de George-le-Noir, et contracté dès-lors une étroite alliance avec la Turquie, puissance suzeraine, contre la Russie, puissance protectrice. Que la Turquie soit mise un jour dans la nécessité de faire la guerre au protectorat, et les Serbes auront bientôt franchi le Danube pour le plaisir d'être avec les Moldo-Valaques à l'avant-garde de l'armée ottomane. Je sais que cette pensée a fait plus d'une fois tressaillir d'aise Riza-Pacha dans sa dure écorce de vieux musulman; je sais qu'en se rappelant le succès remporté par lui sur le protectorat, dans son ministère de 1842, au sujet de la question de Servie, exactement semblable à la question valaque d'aujourd'hui, il dévore avec amertume la honte imposée à son gouvernement par la présence des armées russes dans les principautés du Danube. La Turquie, si profondément et si maladroitement déprimée par les cabinets et par l'opinion de l'Occident, abandonnée à elle-même, se défiant de ses forces, a reculé devant l'idée d'une politique ferme, la croyant, peut-être à tort, périlleuse. Ses intentions ont été bonnes et sont pourtant restées impuissantes. Elle n'a pu répondre à l'élan des populations, qui cherchaient l'appui de son autorité en lui apportant le tribut de leur jeunesse et de leurs ardentes passions. Ici donc, les races désireuses de s'émanciper penchent, sinon par goût, au moins par tactique, du côté du pouvoir central, comme les Slaves à Vienne; à la différence, toutefois, de ce qui s'accomplit en Autriche, la nationalité a été frappée en Turquie d'une fâcheuse défaite dont elle ne peut manquer de se relever par la puissance acquise aujourd'hui à l'idée de race, mais dont la génération présente porte dans les prisons et dans l'exil le poids douloureux.

I

Cette révolution roumaine, dont l'histoire est celle d'un grave échec, dérive peut-être plus directement de la nôtre que les révolutions de l'Autriche. On n'ignore point sans doute l'enthousiasme instinctif et spontané des Moldo-Valaques pour la civilisation de l'Occident en général, et pour la France en particulier (1). C'est dans nos écoles, sur les mêmes bancs que nous, sur les mêmes livres, bons ou mauvais, que la jeunesse des deux principautés vient régulièrement se former depuis l'insurrection nationale de 1821. Spectacle étrange! lorsqu'on a traversé les plaines quelquefois désertes au milieu desquelles leurs capitales sont comme perdues, on retrouve là, à quelques lieues de la mer Noire, à l'extrémité de l'Europe, la physionomie de nos moeurs privées, nos préoccupations politiques, notre phraséologie, nos abstractions, notre rationalisme, l'ivraie et le bon grain. Tout d'abord le paysan, sceptique dans ses haillons pittoresques, écoute d'un air narquois ces belles discussions peu intelligibles pour son esprit; mais lorsque les savans veulent bien lui en donner une traduction simple et à sa portée, et lui expliquer, par exemple, que question sociale signifie affranchissement de sa terre et de sa personne, et que nationalité veut dire plus de Moscovites, plus d'invasions, plus de fermiers fanariotes, plus de persécutions, il redevient méditatif et sérieux, et il comprend qu'il y a du bon dans cette science-là. Les germes que les jeunes gens de ce pays emportent de l'Occident ne tombent donc point en terre stérile. Sitôt que la science daigne se faire humble pour les déposer sur le champ du paysan, ils y prennent racine tout aussi bien que sur le champ du boyard, sinon plus vite et mieux.

A peine les barricades de février étaient-elles abaissées, que la colonie valaque de Paris rêvait à son tour insurrection et progrès. Puis survinrent bientôt les révolutions allemandes qui battaient le pied des Carpathes; le contre-coup retentit directement de l'autre côté des montagnes, à Jassy et à Bucharest, sur un sol déjà fort ébranlé par la révolution de février, et pendant que les Moldo-Valaques de Paris, convaincus de l'arrivée des temps prédits par le manifeste du gouvernement provisoire, accouraient à travers tout ce bruit de l'Allemagne, avec l'idée de marcher au pas de la démocratie, les Moldo-Valaques du pays, également pressés d'entrer dans les voies où se précipitait l'Europe, également enivrés de l'universelle espérance, organisaient leur première tentative. « Vous qui depuis tant de siècles restez plongés dans le sommeil et l'immobilité, s'écriait le poète moldave Alexandry en vers harmonieux, n'entendez-vous pas, ô mes frères, comme à travers, un rêve, la voix triomphale du monde à son réveil, cette acclamation immense qui monte vers le ciel et vole au-devant de l'avenir! » Et qu'on ne l'oublie pas, ce n'était point seulement aux Roumains des deux principautés que ces paroles étaient adressées, mais aussi à ceux de la Hongrie, de la Transylvanie, de la Bucovine et de la Bessarabie. «Debout! debout! ajoutait le poète; voici l'heure de la fraternité pour tous les enfans de la Romanie. Frères du même nom, frères du même sang, étendons nos bras par-dessus la Molna, le Milkow, le Pruth, les Carpathes, et donnons-nous tous la main pour ne former désormais qu'une seule nation dans une seule patrie. »

La cause des Moldo-Valaques était sérieuse et bonne; leur droit était clair et incontestable. A part ce grand but poétique de l'unité nationale, qui est le secret de l'avenir, ils ne mettaient en avant que des prétentions très simples et très constitutionnelles, et ils ne voulaient pas recourir à la violence sans avoir épuisé tous les moyens légaux. Si les magistrats suprêmes et viagers, si les hospodars ou princes acceptaient un programme libéral et consentaient à des concessions équitables, ils n'avaient rien à craindre : la faveur publique les maintenait et les fortifiait sur le trône; mais, pour mériter cette faveur, ils devaient, au lieu de rester, comme par le passé, courbés timidement sous l'influence du protectorat, prendre en face de la Russie une attitude à la fois libérale et nationale.

Par malheur, le caractère des deux princes ne se prêtait point à cette politique, qui eût été peut-être tout aussi facile qu'honorable. En Moldavie régnait Michel Stourdza, diplomate rusé au point de pouvoir tromper des Fanariotes et des Russes, concussionnaire systématique dans le double intérêt d'amasser et d'être en mesure de corrompre, sachant en effet corrompre par la séduction du plaisir et de l'argent. Il eût été patriote, s'il eût aperçu dans cette conduite la chance d'une vie tranquille et de la sécurité pour sa fortune colossale; il eût désiré s'affranchir de la surveillance du protectorat, s'il n'avait craint davantage de tomber sous la surveillance plus scrupuleuse d'un pays vraiment constitutionnel. En somme, la sécurité lui semblait être encore du côté du protectorat, même au milieu des révolutions européennes, et son gouvernement arbitraire, capricieux, corrupteur, s'accommodait mieux de la présence et des conseils d'un consul russe que d'une assemblée libérale dans Jassy. En un mot, il ne voulait point entendre parler du principe national par terreur du principe démocratique.

La Valachie avait pour chef George Bibesco, qui ne possédait ni la prudence de Stourdza, ni les grands moyens d'action accumulés dans le trésor du prince moldave par quinze ans de déprédations. Doué d'un esprit fin, délié, élégant, Bibesco montrait moins de vices que de défauts, et, parmi ces défauts, il n'avait que ceux d'un esprit ardent, mobile et vaniteux. Ce n'était point un despote avare, c'était un héros de roman chevaleresque et prodigue. Il avait été porté au trône par un mouvement national; mais les incertitudes de sa volonté avaient échoué contre les difficultés du gouvernement. En butte aux attaques passionnées des Fanariotes, comme à celles du parti libéral beaucoup mieux méritées, il flottait indécis, irrésolu entre les caprices du protectorat et les exigences du parti national. Roumain peut-être autant que personne par intention, mais Russe par faiblesse, par crainte, par impuissance, il eût été fier du rôle de prince national et de prince libéral, et il se contentait de le rêver sans oser le saisir.

Que pouvaient les Moldo-Valaques avec de tels princes, l'un sans foi politique, l'autre sans énergie? Les Moldaves, les premiers, prirent néanmoins la résolution de rédiger un programme, et de le présenter à l'acceptation de Stourdza. L'élite de la jeunesse du pays, les enfans des plus grandes familles de boyards, quelques vieux boyards même, graves et derniers représentans de l'époque fanariote, la petite propriété et le petit commerce, entrèrent dans la conspiration, qui se tramait au grand jour. Ce que l'on songeait à proposer au prince, c'était une réforme de la législation politique et civile. Outre l'avantage de la liberté pour elle-même, on voyait dans le progrès de la constitution moldave le meilleur moyen de surexciter l'esprit national, de dégager les élémens et les forces de la nationalité, de réunir les passions de toutes les classes dans un commun sentiment d'hostilité, dans une haine irréconciliable au protectorat, patron officiel de la corruption systématique du gouvernement moldave. Une démonstration imposante fut donc faite en ce sens le 28 mars, et le prince, effrayé tout aussi bien que le consul russe, et ne pouvant, sur le premier moment, opposer de résistance, accueillit le programme libéral, et sembla en reconnaître la légitimité; nais, dans la nuit suivante, pendant que les chefs du mouvement s'abandonnaient trop promptement à la confiance, le vieux diplomate, ayant enrôlé par prévoyance tout ce qui se rencontrait dans Jassy de gens sans aveu, d'aventuriers de toute nation, et principalement d'Albanais, avant pris soin de faire ajouter de copieuses libations à leur juste salaire, enfin plus sûr d'eux que de la milice nationale, fit cerner et envahir les maisons des principaux patriotes. Plusieurs, surpris dans le sommeil, passèrent du lit à la prison ou dans l'exil. Quelques-uns purent échapper, et demandèrent un refuge aux Roumains de la Transylvanie, où ils furent fraternellement accueillis.

Pendant que Stourdza mettait leurs têtes à prix, ils organisaient une descente armée sur Jassy, avec la résolution formelle de renverser cette fois le prince, de proclamer une constitution démocratique, et de proposer au sultan le choix d'un hospodar capable de donner des garanties à la nationalité, ou même, si les circonstances le permettaient, l'union de la Moldavie avec la Valachie sous un seul chef. Sur ce terrain hospitalier, an milieu de ces Roumains de la Transylvanie, les frères aînés de la race, occupés de leur côté à disputer aux Magyars une existence nationale, les Moldaves trouvèrent un concours empressé et assez d'auxiliaires pour réaliser leur plan d'attaque; mais Stourdza n'eut garde de se laisser prévenir : ne pouvant plus compter suffisamment sur les troupes moldaves, il fit appel au protectorat, et les Russes, depuis quelque temps attentifs sur la frontière, saisirent avec à-propos l'occasion d'intervenir sur la demande même du prince, appuyée par la signature de quelques boyards, ses séides. En présence de ce grave événement, la tentative préparée en Transylvanie n'était plus ni sensée ni possible; elle fut abandonnée, et la jeune révolution moldave dut faire place à l'invasion russe, aux baïonnettes du protectorat.

Le protectorat, toutefois, n'affectait nullement de braver l'Europe. Peut-être, dans cette première phase de l'intervention, ne se sentait-il sûr ni de son droit, ni de sa force, ni de la complaisance de l'Europe nouvelle, dont il n'avait point encore mis la susceptibilité à l'épreuve. Quelques régimens passèrent le Pruth et s'avancèrent jusqu'aux environs de Jassy avec réserve et lenteur, en un mot avec tant d'hésitation, que l'on put un instant douter si l'intervention était sérieuse, si elle avait eu lieu par les ordres de l'empereur, ou si elle ne devait pas être attribuée au zèle du général Duhamel, chargé de la conduire. Trop peu justifiée par les événemens de Moldavie, elle attendait de plus puissantes raisons pour se répandre sur ce territoire, si souvent violé par elle depuis un demi-siècle, et pour railler de là victorieusement la patiente Europe.

Plusieurs patriotes moldaves, respectés jusqu'alors par la police du prince, se retiraient par précaution vers Bucharest, en se rappelant tristement, à la vue des champs féconds qu'ils abandonnaient, ce regret du poète antique :

Barbarus has segetes!...

Ils allaient mêler leurs griefs à ceux des Valaques, qui, agissant sur un théâtre plus vaste, avec des passions plus vives, plus d'expérience, plus de moyens d'action en face d'un prince moins rusé que Stourdza, avaient aussi plus de chances de réussite et comptaient réparer l'échec de la démocratie moldave. L'intention des Valaques, qui espéraient l'appui décidé de la France à Constantinople, était de prendre la question par son côté diplomatique, et la Turquie, dans un sage empressement, leur en avait offert l'occasion. Dès le lendemain de la tentative avortée de la Moldavie, le divan, frappé de l'agitation qui régnait dans les deux principautés, y avait envoyé un commissaire; car on sait que le gouvernement turc, suzerain du pays, n'y est, en temps ordinaire, représenté par aucun agent, et y paraît moins que le dernier des gouvernemens constitués de l'Europe. Lorsque le commissaire Talaat-Effendi arriva en Valachie, il y reçut l'accueil le plus empressé, et, bien que ses sentimens se soient plus tard refroidis, il se montra d'abord favorable aux vues du parti progressiste. Ce parti n'ambitionnait que de faire accepter son alliance et son bras à la Turquie contre le protectorat. Les Valaques, dans des termes trop chaleureux pour n'être pas sincères, et conformément aux nécessités les plus évidentes de leur politique, protestaient de leur dévouement pour la cour suzeraine auprès de Talaat et à Constantinople. « Nous sommes revenus, disaient-ils, de l'ancienne et funeste politique de nos pères, d'où est né le protectorat; nous ne songeons qu'à en réparer les tristes effets, en nous ralliant cordialement à la Sublime-Porte, en lui promettant notre concours pour le maintien du principe salutaire de l'intégrité. » Que demandaient les Valaques pour prix de ce dévouement? Une réforme dans l'administration, l'égalité civile et politique, toutes institutions établies déjà chez les Serbes, sur la rive droite du Danube, et non plus dangereuses apparemment sur la rive gauche. Les Valaques prouvaient d'ailleurs, dans un mémoire explicite et net, que la Russie seule peut avoir intérêt à ce que la corruption règne dans le gouvernement et le désordre dans les lois valaques.

La Russie agissait de son côté sur Talaat-Effendi, qu'elle essayait de séduire, sur le divan, auquel elle dépeignait avec de sombres couleurs la marche de la révolution européenne, enfin et principalement sur Bibesco, devenu le triste instrument de la politique du protectorat, et qu'elle poussait à une résistance désespérée.

A peine Talaat-Effendi avait-il passé en Moldavie, où il allait être exposé à la double séduction de Stourdza et de Duhamel, que le prince de Valachie s'aventurait dans un dangereux et impitoyable système de répression, espérant le succès de, Stourdza et comptant bien aussi sur l'appui de Duhamel. Des tentatives d'insurrection éclatèrent dans plusieurs districts des bords du Danube et de la Petite-Valachie, où la population, éclairée, énergique, se souvient d'avoir accompli l'insurrection nationale de 1821. Après de vaines avances et d'inutiles tentatives de conciliation, le parti national, décimé chaque jour par l'emprisonnement et l'exil, résolut d'agir. Le 23 juin, un jeune homme, un enfant, le neveu du patriote Maghiero, se présente sur le marché, et, lisant à haute voix une déclaration des droits rédigée par le poète Éliade, il affirme que le prince vient d'y adhérer, et dix mille hommes sans armes le suivent de confiance pour porter au palais les remerciemens de la nation. Cette supercherie réussit; la milice refuse de tirer sur une foule amie et désarmée. Le prince, contraint de plier devant cette force morale, signe la déclaration des droits; mais le lendemain il abdique, et un gouvernement provisoire prend sa place.

Pas une goutte de sang n'avait été versée. L'immense majorité des populations et les paysans eux-mêmes saluèrent avec bonheur cette révolution, facilement accomplie. La déclaration des droits en contenait tout l'esprit, et, écrite sur un ton à dessein poétique, elle pénétra dans les campagnes comme dans les villes. Elle résumait les principes français, appropriés facilement à la situation spéciale d'un pays où l'aristocratie féodale n'a jamais pu prendre racine. La magistrature suprême, en restant élective, cessait toutefois d'être viagère le chef de l'état, domnul, le seigneur, et non plus l'hospodar, mot slave, ne devait plus être élu que pour cinq ans. C'était proprement la république, mais la république sous la suzeraineté respectée du sultan. La déclaration des droits était remplie des expressions de ce respect, en même temps qu'elle essayait de rallier les populations dans une pensée hostile au protectorat. Cependant, au moment même où la Valachie semblait oublier sa dépendance dans cet élan d'espoir, les Russes campaient sous les murs de Jassy, et le triste pressentiment d'un grand péril prochain se laissait voir au milieu même de ces espérances. « Ne craignez aucune puissance illégitime du dehors, disait la déclaration, car les temps de l'oppression et de la violence sont passés. La croix qui surmonte nos couleurs nationales rappellera à la Russie qu'elle est chrétienne. Nous placerons la croix sur nos frontières, et le Russe ne passera pas sur notre sol avant d'avoir foulé aux pieds ce signe du christianisme. S'il n'est pas saisi de crainte, nous enverrons à sa rencontre non des armes qui nous manquent, mais nos prêtres, nos vieillards, nos mères, nos enfans, qui, accompagnés de l'ange de Dieu, gardien de ceux qui se lèvent en son nom, pousseront un cri, et on entendra jusqu'aux extrémités de la terre que les Roumains n'ont jamais rien pris aux Russes, et qu'ils ne veulent point les recevoir dans leur patrie. Les prêtres poseront l'Évangile, base de nos institutions, sur leur chemin, pour qu'ils le foulent aux pieds et qu'ils viennent asservir un peuple qui a toujours voulu leur bien et les a toujours soutenus dans leurs guerres. La Russie, jusqu'à ce jour, s'est dite garante de nos droits; nous, dans notre cri de liberté, nous ne demandons que nos droits, et nous protestons d'avance auprès de la Sublime-Porte, de la France, de l'Allemagne, de l'Angleterre, contre toute invasion de notre sol qui viendrait troubler notre bonheur et détruire notre indépendance.»

Les Valaques étaient dupes d'une grave méprise : ils avaient compté sur un changement profond dans les idées de la diplomatie contemporaine, sur un appui franc et ferme de la part des cabinets de l'Occident. Et pourtant des symptômes caractéristiques leur indiquaient assez hautement qu'au milieu de leurs agitations intérieures la France et l'Allemagne songeaient peu à cette jeune démocratie roumaine, perdue derrière les Carpathes. C'était en vain qu'elle donnait cet exemple étrange et curieux d'un petit peuple sans organisation et sans armes portant un défi à la Russie. L'Autriche et la Prusse renonçaient en quelque sorte, momentanément du moins, à toute action extérieure; l'Angleterre caressait la Russie, et, quant à la France, elle n'était représentée que temporairement à Jassy, et point du tout à Bucharest. Soit incertitude, soit volonté bien arrêtée de ne point s'immiscer dans une question si lointaine et tenue pour délicate, la France abandonnait à elles-mêmes ces populations, qui pourtant s'étaient engagées dans les voies révolutionnaires sur la foi du manifeste de la république naissante. Il est vrai que la légation française à Constantinople, qui avait débuté par être populaire et infiniment respectée, encouragea sur le premier moment les Turcs à entrer en rapports officiels avec le nouveau gouvernement valaque; mais, lorsque la Turquie en vint à s'enquérir du genre de concours qu'elle pouvait attendre de la France, la réponse fut prudente plutôt qu'énergique, et les Turcs sentirent bien que, s'ils osaient reconnaître la révolution valaque, ils se trouveraient isolés avec leurs seules forces, aux prises avec le protectorat.

En dépit de ces craintes, tant que l'influence de Riza-Pacha, l'ennemi systématique des Russes, fut prépondérante dans le ministère ottoman, l'attitude du divan ne manqua ni de vigueur, ni de dignité. Les populations chrétiennes de l'empire, les Bulgaro-Serbes en particulier, émus profondément des menaces de la Russie, étudiaient avec anxiété ses intentions. Les Serbes, toujours prêts à prendre les armes, se fussent ralliés avec joie autour du ministre qui avait, en 1842, reconnu, protégé, consacré chez eux une révolution pareille à celle des Valaques. Si donc Riza-Pacha était plus long-temps resté en possession de son influence sur les résolutions du sultan, peut-être eût-on vu ce spectacle nouveau et magnifique des Turcs réunis aux chrétiens de l'empire pour une résistance commune, et au besoin pour une guerre libérale et nationale contre les iniques prétentions de la Russie. Malheureusement l'entrée du timide Reschid-Pacha dans le ministère, ses conseils de prudence européenne, la réserve de son esprit vacillant, ruinèrent cette bonne pensée par laquelle la Turquie allait peut-être mériter la reconnaissance de ses populations chrétiennes et donner à l'Europe une grande preuve de vitalité politique.

Si la Russie eût pu craindre de rencontrer devant ses pas, soit une protestation, soit une résistance armée de la Turquie, se fût-elle aventurée sur ce terrain brûlant de l'intervention? Elle sait par les leçons de son histoire, depuis Catherine, qu'elle ne peut guère attaquer la Turquie avec avantage sans l'aide des populations chrétiennes des deux rives du Danube, et cette fois elle était hautement menacée, elle était sûre de les avoir en face d'elle, si la Turquie prenait le parti de la guerre. Enfin, la Russie n'ignorait point que, si la puissance militante de la France était pour quelque temps paralysée par des embarras intérieurs, son influence morale, sa puissance révolutionnaire, n'avaient pas cessé d'être redoutables à l'extérieur; mais la Turquie s'étant défiée d'elle-même, et la France républicaine n'ayant pas voulu se servir de la vertu de ses principes et de son nom, la Russie avait trop beau jeu pour ne pas marcher ouvertement à la défense de son protectorat, foulé aux pieds par la démocratie valaque. Une force imposante passa donc le Pruth, le 1er août, pour occuper la Moldavie et marcher, s'il y avait lieu, sur Bucharest.

Le cabinet de Saint-Pétersbourg donna connaissance de cet événement à l'Europe dans un manifeste en date du 19 juillet, où la question était dénaturée avec beaucoup d'art, et l'esprit moderne raillé avec une ironie dont on ne saurait nier la fierté. Le manifeste commençait par affirmer un fait contestable et contesté, à savoir que la puissance suzeraine s'était entendue avec la cour protectrice pour combiner une coopération militaire. Les Russes avaient franchi pour la première fois la frontière sur la seule demande du gouvernement moldave, et ils la passaient la seconde fois spontanément par une disposition spéciale à leur politique. A la vérité, par suite de cette mesure attentatoire aux droits de la Porte ottomane, comme à ceux des Valaques, l'armée du sultan placée en observation dans la Bulgarie était en quelque sorte contrainte d'entrer sur le territoire valaque pour y représenter du moins le fantôme de la suzeraineté à côté du protectorat. S'il fallait, pour sauver la paix de l'Orient, que la révolution valaque fût étouffée, les Turcs voulaient se réserver le privilège de faire la police dans l'empire et tenir, suivant leur droit, les Russes sur le second plan. La Turquie d'ailleurs n'était animée d'aucune haine, d'aucun esprit de vengeance à l'égard des Valaques, dont elle n'entendait pas sans émotion le langage respectueux et dévoué. Ses intérêts; ses sentimens, lui conseillaient d'entrer chez eux sur le pied de l'amitié. Elle n'agissait donc pas de concert avec l'armée russe, mais par des considérations particulières de nécessité et de convenance, par des raisons de devoir à remplir et de droit à sauvegarder comme puissance suzeraine en face de la puissance protectrice. C'était le premier point sur lequel le manifeste trompait l'Europe.

Il essayait toutefois de la rassurer dans ses susceptibilités, dans ses craintes, ou du moins dans les susceptibilités et les craintes qu'il affectait de lui supposer. Le czar n'ignorait pas, d'après le manifeste, que l'intervention dans les principautés était de nature à produire un grand retentissement. Néanmoins elle n'avait rien de menaçant pour les états voisins. La Russie reconnaissait aux états qui traitaient avec elle de puissance à puissance le droit de modifier leurs institutions; mais il en était autrement pour les principautés, états non reconnus, simples provinces dont l'existence politique était réglée par des conventions sans aucun lien avec le droit public de l'Europe. Les Moldo-Valaques ne pouvaient rien changer à leur constitution sans le consentement préalable de la cour protectrice et de la cour suzeraine. L'amour maternel que la Russie portait à ces populations lui conseillait de comprimer chez elles tout essai de démocratie, en même temps que l'intérêt profond, inaltérable, dont elle était animée envers les Turcs, lui commandait de réprimer les ambitions nationales de la Romanie. Que voulaient en effet les Moldo-Valaques, sinon établir, sous prétexte d'une origine antique, un royaume indépendant dont l'indépendance serait un funeste exemple pour la Bulgarie, la Romélie et toutes les races diverses répandues dans le sein de l'empire ottoman? La Russie intervenait donc pour le bonheur de la Moldo-Valachie, troublée par la propagande démocratique et socialiste, et pour le maintien de l'intégrité de la Turquie, menacée par le principe des races. Au reste, les troupes russes, une fois l'ordre rétabli dans les principautés, devaient repasser le Pruth scrupuleusement, reprendre la position offensive qu'elles occupaient primitivement sur la frontière, et assister ainsi, l'arme au bras, au spectacle des révolutions intestines des états indépendans, sans songer à exploiter leur impuissance et leurs embarras du moment. Les Valaques étaient donc condamnés à régler le progrès de leurs libertés sur le progrès des libertés russes, eussent-ils même obtenu l'assentiment de la Turquie à leurs réformes, et la Russie osait invoquer à l'appui de ce supplice moral le texte même des traités. Sur ce point, la Russie trompait l'Europe aussi bien que sur le prétendu consentement des Turcs à l'intervention; car il n'est pas un seul article des conventions de Kaïnardji, de Bucharest, d'Akerman et d'Andrinople, qui donne à la Russie ce pouvoir sur les principautés.

Le jeune gouvernement valaque, frappé mortellement par ce manifeste, ne voulait pas du moins en attendre les dernières conséquences sans le réfuter, et les argumens ne lui manquaient pas. Il prouvait victorieusement que les traités accordent à la Russie simplement un droit de garantie, et que ce droit ne peut s'exercer sans être préalablement invoqué par les Valaques eux-mêmes. Si les principautés aux prises avec la Porte-Ottomane eussent été lésées par elle dans leurs privilèges, dans leur constitution, dans leur nationalité, elles eussent légitimement pu faire appel à la générosité de la Russie, lui demander son concours désintéressé pour ramener la Turquie oppressive au respect de leurs droits. Ce n'était point le cas; les Valaques ne se sentaient ni opprimés ni menacés par le sultan, et ils ne songeaient nullement à solliciter les bienfaits du czar; ils ne voulaient, au contraire, que se débarrasser des corruptions et des hontes entretenues soigneusement au sein de l'administration valaque par la main perfide du protectorat, et resserrer par un tardif, mais réel dévouement, les liens antiques et légaux par lesquels ils étaient associés au destin de l'empire ottoman. Il est vrai qu'à la suite du règlement imposé durant l'occupation, après la guerre de 1828, on avait introduit une stipulation malheureuse en vertu de laquelle aucun changement ne pourrait être apporté aux institutions sans le consentement de la cour suzeraine; il est vrai que, cette stipulation n'ayant point été reconnue par les Valaques et n'ayant point été imprimée avec le règlement, le consul russe s'avisa d'en réclamer l'impression en 1837, en proposant de faire reconnaître la nécessité du même consentement en faveur de la cour protectrice; mais la chambre valaque s'y opposa avec une telle persistance, que la Russie en fut réduite à solliciter de la Turquie aveuglée un firman, ordonnant l'impression de cette clause funeste à l'empire ottoman comme aux Valaques. C'était un acte de violence, une usurpation flagrante, une atteinte portée à toutes les anciennes capitulations des principautés avec la Porte, et jamais cette innovation dictée par la force n'a été envisagée autrement. Il était donc facile au gouvernement provisoire de Bucharest de montrer que la Russie donnait aux traités une fausse interprétation, et qu'elle n'avait, pour légitimer son intervention, d'autre autorité que celle d'un article oppressif introduit frauduleusement et brutalement dans une constitution déjà bien assez odieuse. Le gouvernement turc en convenait au fond du coeur, bien qu'il n'osât point l'avouer trop haut.

Suleyman-Pacha, chargé de présider diplomatiquement aux opérations de l'armée ottomane, en compagnie d'Émin-Effendi, s'annonça en ami et non point en maître, et, pour témoignage de ses intentions pacifiques, il fit soumettre scrupuleusement les troupes aux obligations de la quarantaine placée sur le Danube. Esprit honnête, bien dirigé, muni d'instructions conciliantes, il sut gagner la confiance des patriotes et leur donner de sages conseils. Le gouvernement provisoire, sorti avec avantage des difficultés d'une longue crise et de dangereuses tentatives de réaction salariées par la boyarie fanariote, fonctionnait avec gêne. Au lieu de ce nom et de cette organisation qui révélaient des inspirations républicaines et françaises, Suleyman demanda au pouvoir de se constituer sous une forme moins éloignée de l'ancienne. Le gouvernement provisoire se transforma donc en une lieutenance princière composée de trois membres élus par le peuple de Bucharest, le poète Éliade, le général Tell et Nicolas Golesco, déjà membres de la précédente administration révolutionnaire.

Il semblait que la Turquie s'étudiât à pacifier amicalement et à enlever aux Russes, par un système de compromis, tout prétexte de prolonger l'occupation; mais les Valaques réclamaient avec instance, à Constantinople, l'adhésion du sultan au nouvel ordre de choses et la reconnaissance officielle de leur constitution. C'en était plus qu'il ne fallait pour irriter la susceptibilité des Russes. Ceux-ci voyaient dans la conduite de Suleyman-Pacha une sorte d'encouragement donné au parti révolutionnaire, l'intention de le couvrir d'une tolérance calculée; ils en vinrent même à déclarer qu'ils y découvraient un acte d'hostilité contre la Russie, et demandèrent à la fois le désaveu du pacha suspect de complaisance pour la révolution valaque et le rétablissement immédiat de l'ancien ordre de choses, prince et règlement. Un nouveau corps d'armée entrait en même temps en Moldavie.

La Turquie ayant renoncé à tout emploi de la force contre le protectorat, et inquiétée par lui jusque dans ces timides essais de conciliation, en fut réduite à reculer de nouveau, et à frapper d'un désaveu la politique équitable de Suleyman. Suleyman-Pacha fut remplacé par Fuad-Effendi, homme éclairé, mais de caractère incertain, désigné indirectement par la Russie. Et de ce jour, en effet, les événemens ont suivi une marche plus conforme aux voeux de la puissance protectrice; les révolutionnaires valaques ont dû peu à peu reculer et se retirer devant les troupes de la puissance suzeraine. A peine Fuad-Effendi avait-il abordé le territoire roumain, que le général Duhamel, commissaire impérial dans les principautés, s'attachait à ses pas, l'enlaçait dans les trames de raisonnemens captieux, pesait sur son intelligence de tout le poids des argumens développés dans le manifeste de l'empereur, et appuyés par quarante mille hommes campés au nord et à l'ouest de la principauté. L'armée ottomane s'avança, de son côté, jusqu'aux barrières de Bucharest, ville ouverte, située au milieu d'une vaste plaine, sans murailles ni fossés, sans artillerie, sans aucun moyen de résistance. Aussi bien les officiers des avant-postes affectaient envers les populations des sentimens pacifiques; ils leur insinuaient que la présence des Turcs était une affaire de diplomatie et point une question de guerre, comme l'apparence pouvait l'indiquer. Le langage de Fuad n'avait rien annoncé de menaçant, et l'on n'attendait de sa part aucun acte de violence. Avant d'entrer dans Bucharest, il manda en son camp une députation de la ville pour lui communiquer les intentions de la Porte Ottomane. Trois cents patriotes s'y rendirent avec anxiété, et pourtant aussi avec confiance; mais quelle fut leur surprise, lorsqu'ils apprirent de la bouche de Fuad-Effendi que tous ceux qui refuseraient de reconnaître l'ancienne constitution, l'odieux règlement imposé par la Russie en 1834, déchiré en juin aux acclamations de toute la Romanie, seraient considérés et traités comme rebelles! La députation déclara immédiatement, par l'organe de N. Balcesco, C. Rosetti et N. Crezzulesco, qu'elle se ferait tuer plutôt que de renier ainsi la foi politique du pays. Deux cent cinquante de ces patriotes résolus furent cernés et retenus prisonniers, en même temps que l'armée recevait l'ordre d'opérer son entrée dans Bucharest. Le mouvement n'eut d'abord aucun caractère d'hostilité; d'ailleurs, la lieutenance princière avait jugé toute défense impossible et insensée. Toutefois, dans le désordre de l'occupation mal dirigée par le général en chef, une poignée de soldats de la garnison, l'ame déchirée de ce douloureux spectacle, et ne pouvant se résigner à livrer volontairement leur caserne aux Turcs, résolurent, par une folie héroïque, d'affronter une mort bien certaine, pour que la démocratie roumaine, en succombant, laissât du moins cet exemple après elle. Ils furent exaucés, et périrent jusqu'au dernier, tandis que les membres de la lieutenance princière et leurs adhérens dispersés, accablés de désespoir et croyant toute voie fermée à la conciliation, songeaient à organiser dans les montagnes une guerre de partisans sous la conduite du chef de pandours Maghiero.

Cette résolution entraînait de graves conséquences, qui valaient bien d'être méditées. La Valachie et la Moldavie forment dans leur région orientale une plaine immense, composée alternativement d'oasis d'une admirable fécondité et de steppes incultes et désertes. Ces plaines uniformes, sans aucun accident de terrain, vont rejoindre au nord, par-delà le Pruth et le Dniester, les vastes champs de la Russie méridionale, et au midi, par-delà le Danube, ceux de la Bulgarie. Les grandes armées régulières, la cavalerie, peuvent s'y remuer à l'aise, et les populations, à moins d'être puissamment armées, n'ont d'autre recours contre la conquête que d'abandonner les villes et de se retirer dans les montagnes. Des peuples rudes et simples comme les Serbes prennent ce parti sans hésiter, si le salut du pays l'exige. Les Serbes ont leur mont Roudnik, forteresse inaccessible d'où ils peuvent rayonner comme d'un centre pour attaquer, certains d'y retrouver un abri dans la défaite. Les Moldo-Valaques ont, dans la région occidentale des principautés, les Carpathes, non moins sévèrement disposés par la nature, non moins propres à la guerre de partisans, les Carpathes ardus et boisés, qui ont si souvent offert un asile à la race roumaine durant les invasions et dans les guerres du moyen-âge; mais la société moldo-valaque d'aujourd'hui est déjà une société polie, profondément attachée à l'existence des villes, et pour laquelle cet abandon des plaines, cette retraite dans les montagnes, serait le plus dur et le plus coûteux des sacrifices. Lors donc que Maghiero, dont la bravoure est célèbre parmi les montagnards de la Petite-Valachie, disait récemment : « Si j'ai deux ennemis, mon sabre a deux tranchans, » il obéissait à un élan du coeur bien plus qu'à un sentiment raisonné de la situation et du temps. Cet appel à une guerre nationale dans les montagnes contre un double ennemi ne pouvait être entendu des populations laborieuses et commerçantes des villes, et il eût attiré sur le pays tous les maux d'une guerre qui eût livré aux jeux du hasard l'avenir de la nationalité roumaine. Un seul parti était sage, c'était de se résigner et d'attendre des conjonctures plus favorables. Douloureuse nécessité, assurément; mais les caractères calmes, affligés à la vue du sang répandu en l'honneur de la cause nationale, se plaisaient à croire que la Turquie déplorerait avec eux ce malheur; ils ne pensaient pas que Fuad-Effendi, malgré la rigueur de ses procédés, fût parti de Constantinople avec des instructions hostiles, tant cette hostilité était contraire aux intérêts du sultan et aux sentimens manifestés si souvent par ses ministres. Le général Duhamel avait assisté à l'occupation de Bucharest; c'est sur lui que les Valaques rejetaient la faute des événemens, c'est lui qui avait poussé le commissaire turc à ces extrémités et égaré à ce point son esprit et son bras. L'homme sur qui devait retomber la responsabilité de cette dernière catastrophe, c'était l'agent perfide de la Russie.

En effet, le général Duhamel eût aimé à engager Fuad dans des mesures sévères et à châtier, par la main des Turcs, la démocratie valaque. Le Turc, l'infidèle, le conquérant, était préféré au Russe, au frère en religion, au protecteur : quelle plus profonde insulte pouvait être adressée à la politique moscovite! L'occasion était bonne, sinon pour inspirer un vif amour des Russes, au moins pour détourner les esprits de ce mouvement instinctif de la race roumaine vers les Turcs, pour concentrer sur eux les passions, les ressentimens de ce malheureux peuple, pour lui rendre odieux et haïssables les liens qui le retenaient attaché à la suzeraineté ottomane ! Que fallait-il si l'on voulait y réussir? Solliciter ou conseiller des rigueurs judiciaires, sauf à en gémir ensuite auprès des Valaques. Fuad eut du moins assez de tact pour ne point se prêter complaisamment à cette politique. On assure que, depuis lors, personnellement blessé dans son vif amour-propre par la hauteur du général russe, réprimandé par son gouvernement, le commissaire turc a repris de l'indépendance dans sa conduite, et que, tout en annulant les actes du gouvernement provisoire et de la lieutenance, il reconnaît la nécessité de réformes profondes à introduire dans la constitution du pays. Si donc la révolution valaque est vaincue, l'esprit qui l'a dictée ne l'est pas entièrement; il ne l'est pas autant que l'eût désiré la Russie, il ne l'est pas si bien qu'il n'ait l'espoir d'obtenir quelques concessions jusque dans cette défaite.

Que si d'ailleurs les Turcs essayaient de l'étouffer dans Bucharest, à moins que la race moldo-valaque ne fût étouffée du même coup, il renaîtrait bientôt sur chaque point du sol roumain. Ce sol a été remué dans tous les sens. L'idée de nationalité appuyée sur l'idée de démocratie a puissamment frappé l'imagination des paysans. Le paysan, plus ou moins assujéti à la terre du boyard, n'était pas libre, il n'était pas propriétaire; il a reçu de la révolution de juin la liberté et la propriété. Ce sont là des bienfaits qu'il n'attendait peut-être pas si tôt, bien qu'il sentît douloureusement le poids de sa servitude; mais que le gouvernement nouveau les consacre ou les retire, le souvenir en demeure vivant, et il établit entre le paysan et cette révolution éphémère un lien direct d'intérêt et de dévouement. Quant au sentiment national que les patriotes avaient pour but principal de fortifier par cette fusion de toutes les classes dans la démocratie, l'intervention étrangère, les souffrances, la disette, l'épuisement, qui en sont dès aujourd'hui le résultat, ne sont point sans doute destinés à l'affaiblir. En supposant que les Turcs ne perdent point la popularité dont on se plaisait à les entourer depuis quelques années, les Russes du moins deviendront progressivement plus odieux qu'ils ne l'ont jamais été. J'ai entendu de près les malédictions dont leur nom était poursuivi en un moment où ils se contentaient de peser par leurs consuls sur le gouvernement des principautés. J'ai vu des femmes verser des larmes de douleur à la pensée que leurs fils seraient peut-être un, jour des sujets du czar, et que le sort de la Pologne pourrait s'étendre de la Baltique au Danube. Est-ce que l'intervention présente, sur les débris d'une démocratie inoffensive, serait de nature à tempérer cette douleur et à conjurer ces malédictions? Il est naturel au contraire que le sentiment national s'épure et prenne plus de virilité dans ces souffrances.

Enfin, à ces raisons d'espérer que les populations moldo-valaques peuvent tirer de leur propre coeur, ne faut-il pas joindre toute cette agitation extérieure, tout ce mouvement des races qui renouvelle à côté d'eux, autour d'eux, l'Autriche et la Turquie elle-même? Les vicissitudes des principautés moldo-valaques ont ému non point seulement la Bessarabie, qui gémit sous la domination moscovite, mais aussi les Roumains de la Transylvanie, lancés par la révolution autrichienne sur la scène où se débat le destin de la Hongrie. Soulevés, à l'exemple des Illyriens et pour des motifs analogues, ils ont associé leur cause à celle des peuples qui réclament la réorganisation de l'Autriche sur le principe de l'égalité des races. Les Magyars leur font violence en les incorporant à la Hongrie; mais leur individualité, leur existence politique comme race n'en triomphera pas moins : ils n'en obtiendront pas moins une place à part dans cette confédération d'états que les Slaves élaborent par la parole et par l'épée pour la nouvelle Autriche. Trois millions de Valaques de la Transylvanie et de la Hongrie se trouveront ainsi constitués, représentés à titre de nation dans le parlement fédéral des races autrichiennes. Un événement d'une aussi grave portée pour les populations roumaines est destiné à donner au sentiment national des Moldo-Valaques la plus vive et la plus haute impulsion. Or, en même temps que les Valaques de la Transylvanie sont conduits, par la force des choses, à embrasser la politique des Illyriens de la Croatie, les Illyriens de la Servie sont entraînés, par une puissance toute semblable, à épouser les passions, les craintes et les espérances des Valaques de l'empire ottoman. Le même protectorat qui accable la Moldavie et la Valachie, et qui les entrave dans leur essor, pèse presque aussi rudement, quoique de plus loin, sur la Servie. Les Serbes, comprenant, comme les Moldo-Valaques, que l'intégrité de la Turquie, est leur sauve-garde, que la race turque ne peut plus leur nuire et peut encore les protéger, ont vu dans t'intervention armée du protectorat un grand péril pour cette politique. Leur susceptibilité s'est éveillée; ils ont indiqué au sultan combien ils seraient heureux de trouver un beau jour l'occasion de vider avec les Russes leur querelle et la sienne. Puis, se rapprochant des Valaques, parmi lesquels leur prince actuel, Alexandre Georgewitz, a long-temps mené la vie de l'exil, ils leur ont fait entendre à eux-mêmes un langage amical, qui est l'expression vraie de leurs sentimens. Les Bulgares, les Bosniaques, les Monténégrins, suivront la voie qu'il plaira aux Serbes d'ouvrir à ces enfans mineurs de la famille illyrienne, de telle sorte que les Serbes, en se réunissant aux MoldoValaques dans un commun respect pour la suzeraineté ottomane, dans une commune haine du protectorat, engagent avec eux toute leur race dans cette alliance; et, comme un travail fécond s'accomplit, chez ces jeunes peuples, comme ils reçoivent à chaque moment de vives inspirations des événemens de l'Autriche, comme ils ont de l'ardeur, de l'ambition et de l'élan, ils entretiennent au sein même de la Turquie, à côté des Valaques, un foyer d'agitation, d'où leur viendront toujours de vigoureux encouragemens et de chaudes sympathies. La défaite des Moldo-Valaques ne saurait donc être que momentanée, et le mouvement qui conduit l'Europe orientale à sa régénération ne laissera pas de côté la race roumaine.


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(1) Le caractère et les causes du mouvement roumain ont été décrits dans cette Revue le 1er janvier 1848.


II.

Si la Turquie aime mieux se transformer en se prêtant au développement des races chrétiennes que de périr en le contrariant, l'heure est venue pour elle de prendre à cet égard une politique franche et forte. Depuis long-temps travaillée intérieurement et profondément par la force vitale qui fermente au sein des peuples conquis, elle voit aujourd'hui cette force s'accroître de toute l'énergie de l'ébranlement imprimé à la France, à l'Allemagne, à l'Italie, aux Slaves autrichiens. Lorsque les Moldo-Valaques et les Bulgaro-Serbes étaient abandonnés aux seuls conseils de leurs souffrances et de leur ambition, il était déjà périlleux pour la race ottomane de méconnaître et d'irriter ce sentiment, de décourager ces espérances. Combien ne serait-il pas encore plus imprudent de blesser ce patriotisme en un moment où il se nourrit sans cesse d'émotions nouvelles, où, à chaque bruit apporté par les échos du Danube et reproduit des Carpathes aux Balkans, il éprouve une nouvelle surexcitation! En présence des éventualités d'une semblable crise, il est consolant de voir que la politique suivie à Constantinople depuis plusieurs années, quoique timide, incertaine, au milieu des tiraillemens de la diplomatie européenne, indique un pressentiment des difficultés de cette situation. Si peu, en effet, que les ministres turcs soient familiers avec les mouvemens de l'esprit public, avec les agitations libérales et les allures de la pensée moderne, la question des races s'est présentée à leurs yeux sous une forme et sous un jour qui la leur rendaient intelligible. Dans le même temps où l'Autriche, tout en s'étudiant à tempérer l'illyrisme de la Croatie, songeait néanmoins à profiter de son alliance, et se préparait ainsi, sans le vouloir, un moyen de salut pour un grand jour de péril, la Turquie, par une rencontre favorable à l'ambition des Slaves méridionaux, posait, en s'unissant cordialement avec les Illyriens de la Servie, les bases d'une politique assez forte peut-être pour avoir les mêmes conséquences. Les analogies que l'on peut remarquer dans le passé et dans la condition présente des deux empires se prolongeraient donc, en quelque sorte, dans leur avenir. Et comme l'Autriche est en voie de puiser une vie nouvelle dans le principe des races, par lequel elle semblait condamnée à périr, de même la Turquie, en renonçant à ses vieux préjugés de peuple conquérant, en se séparant de ses traditions d'orgueil asiatique, en s'appliquant à concevoir cette idée féconde de l'égalité des races, en l'acceptant pour but de sa politique, reprendrait peut-être, au contact des Bulgaro-Serbes et des Moldo-Valaques, cette virilité qu'elle demande en vain à la race ottomane. Dans tous les cas, en tolérant le mouvement national de ces peuples, en protégeant leurs révolutions amicales à son égard, elle ne ferait qu'ouvrir un lit à un torrent capable de l'emporter elle-même un jour avec toutes les digues, si elle avait jamais la funeste pensée de se jeter en travers. C'est donc une question de vie ou de mort; mais il dépend des Turcs que ce soit la vie, car les Moldo-Valaques et les Bulgaro-Serbes s'y prêtent de tout coeur, avec un élan pareil à celui des Croates et des Valaques transylvains combattant pour la nouvelle Autriche.

A la vérité, l'ennemi contre lequel il s'agit de se coaliser est plus redoutable que l'ennemi des Slaves et des Valaques de l'Autriche. Avant de se lancer dans une lutte ouverte avec la Russie, il est important de savoir jusqu'où l'on compte aller, d'apprécier ce que l'on vaut et ce que l'on peut. Au premier regard, la Russie seule, au milieu de l'universelle agitation de l'Europe et du bouleversement des intérêts, semble rester calme, impassible, les yeux toujours attachés sur le même but. La révolution gronde; la démocratie, la nationalité, soulèvent des tempêtes sur toute sa limite à l'ouest et au midi : la Russie ne renvoie point d'écho. On dirait que ces bruits se brisent contre sa frontière d'airain, et que derrière cette infranchissable ligne règne un vaste et froid silence. Un seul instant, ce silence a été interrompu par le pas régulier des régimens qui venaient imposer aux principautés du Danube ce calme de plomb. Chaque fois que l'Europe, s'arrachant à ses préoccupations quotidiennes, a porté les yeux de ce côté, elle a été frappée de cette apparence d'impassibilité; elle s'est demandé avec inquiétude ce qu'il y avait de force sous ces dehors belliqueux, par-delà ces frontières hérissées de plusieurs rangs de baïonnettes, rigidement fermés, si ce n'est lorsqu'il s'agit d'ouvrir sur les principautés un passage aux milices de l'absolutisme et de la conquête. L'obscurité dont, à toute époque, la Russie a su se tenir enveloppée, le prestige du mystère joint à ce grand air, à ces allures de puissance, ont persuadé à l'Europe qu'il y avait dans la politique froide, sévère, hardie du czar, une grande vigueur, le pouvoir de maintenir l'immobilité absolue chez lui et de combattre avec avantage le mouvement chez les autres. Peut-être cependant faut-il voir, dans l'attitude prise par le cabinet russe depuis le mois de mars, bien moins une force vraie qu'une audace calculée pour entretenir et le dedans et le dehors dans une illusion favorable à l'action d'un gouvernement qui a aussi son côté faible et ses dangers. Oui, il se pourrait bien que l'action de la Russie fût infiniment moins libre, moins sûre d'elle-même qu'on n'est habitué à le supposer. La Russie est surtout une puissance diplomatique, si l'on peut ainsi dire, et c'est dans les congrès ou les conférences diplomatiques qu'elle a coutume de livrer et de gagner ses grandes batailles. Quoiqu'elle ait une administration rigidement unitaire, une grande armée, un territoire immense et riche, bien souvent sa force est toute de prudence et de savoir-faire, et parût-elle parfois atteindre à la grandeur, souvent son énergie est jouée. Le jeu est d'ailleurs facile, dans l'ignorance où se complaît l'Europe au sujet de ces grandes affaires. Autant qu'il est possible d'en juger par les récits incomplets et les observations imparfaites de voyageurs gênés ou sans expérience, l'administration russe est corrompue à l'excès, à tous les degrés de la hiérarchie; l'armée a des cadres, mais rarement remplis, et avec un matériel très inférieur aux besoins de la guerre; le sol, abandonné au travail servile, reste misérable, malgré sa richesse naturelle; enfin, l'immensité même de ce territoire sert uniquement à faciliter cette corruption administrative, à dissimuler ce vide des cadres militaires, et elle nécessite l'éparpillement des forces, paralyse ou du moins retarde le progrès du commerce par la dispersion des villages et l'éloignement des villes. A ces causes de faiblesse, qui sont inhérentes à la constitution naturelle de la Russie, les circonstances en ajoutent d'autres, qui ont aussi leur gravité et leur évidence. Qui peut croire en effet qu'en dépit des précautions prises, des rigueurs exercées pour fermer l'entrée de l'empire aux hommes et aux idées de l'Occident, les idées, à défaut des hommes, n'aient pas trompé cette surveillance? Qui peut douter que, pareilles à ces semences portées par le vent pour germer en des régions lointaines, elles n'aient été déposées par le souffle de la révolution sur le sol de la Pologne, où dès à présent elles fermentent en secret jusqu'à ce qu'elles germent? Le czarisme, menacé de ruine par la démocratie et la nationalité, a dû faire un puissant effort pour comprimer l'une et l'autre; il a concentré sur la frontière, et principalement dans le royaume de Pologne, toutes ses troupes disponibles, et, à force de peser sur les populations désarmées, il a fait parade devant l'Europe de cette tranquillité obtenue à si grand'peine. Enfin, attaqué et défié par un petit peuple sans appui et sans ressources, et contraint de répondre à ce défi, sous peine de perdre beaucoup de son prestige, il a envahi les principautés du Danube. Il a senti, en présence des dangers que les idées de démocratie et de race lui faisaient courir, qu'il avait plus que jamais besoin de sauver ces apparences de force qui font une grande portion de sa puissance. Il a donc voulu, en occupant la Moldo-Valachie, châtier à peu de frais la démocratie et la nationalité, et faire peur à l'Europe sans courir beaucoup de risques. C'est une nouvelle bataille diplomatique livrée à propos; cependant elle n'est point encore entièrement gagnée. Il se peut même, qu'elle soit suivie d'un revers. Que faut-il donc pour que la Russie éprouve cette fois une défaite?

Il faut à ses adversaires du bon sens; il leur faut une intelligence claire et nette de la situation, des traités, des droits, et une résolution formelle de pousser les choses à leurs dernières conséquences, moyen à peu près sûr de les éviter. La Turquie, dans les rudes leçons de l'adversité reçues coup sur coup depuis 1827, a pris l'habitude de faire trop bon marché de son indépendance diplomatique et s'est trop facilement laissé mettre en tutelle par la diplomatie européenne. Le retour des populations chrétiennes à une cordiale entente avec le sultan lui permet de s'affranchir de cette pesante servitude et de se présenter en face de la Russie avec la susceptibilité d'un souverain fort de son droit et jaloux de son honneur. Qu'est-ce donc que le droit lui permet? qu'est-ce que l'honneur lui conseille? C'est de demander, d'exiger l'évacuation des principautés, de repousser par voie diplomatique, au-delà du Pruth, cette armée qui n'avait pas le droit de mettre le pied sur le territoire roumain sans un appel des populations, et qui a encore bien moins le droit d'y séjourner depuis que la révolution de Bucharest est comprimée. De combien d'argumens ne pourrait-on pas corroborer ces puissantes raisons, à la vue des souffrances que l'armée russe fait peser sur le pays, des persécutions dont elle frappe les personnes, des impôts dont elle accable les propriétés!

Que la Turquie comprenne donc et qu'elle parle. Si ses paroles ne suffisent pas, qu'elle proteste devant l'Europe. Cette protestation n'eût-elle aucune chance d'être appuyée par les cabinets de l'Occident, la France elle-même dût-elle méconnaître assez ses meilleures traditions diplomatiques, ses intérêts et ses principes pour rester froide en présence d'une pareille démarche, l'attitude du divan porterait néanmoins au protectorat un coup bien redoutable. La Russie se rappellerait peut-être l'échec qui lui fut infligé en 1842, en Servie, à une époque bien moins critique, bien moins périlleuse pour l'absolutisme et la conquête. Si, enfin, contre toute vraisemblance, une protestation ne suffisait pas, si la lutte diplomatique engagée et terminée victorieusement par la Turquie dans la révolution serbe n'était plus possible aujourd'hui, pourquoi craindrait-on si fort de remettre la querelle au jugement des armes? Pourquoi n'oserait-on pas faire appel, pour la première fois, à ces populations roumaines, helléniques, illyriennes, qui, tenues jusqu'à ce jour à l'écart par les préjugés religieux, ne cherchent qu'une occasion de mêler leur sang à celui des Osmanlis dans une campagne en règle contre le protectorat?

La Moldo-Valachie n'est pas suffisamment armée, mais elle le sera le jour où on le voudra. Les Hellènes de la Romélie, les Bulgares, les Bosniaques, vivent le pistolet à la ceinture et souvent le fusil sur l'épaule. Les Serbes ont des troupes régulières, une réserve savamment organisée et des volontaires autant qu'il y a d'hommes valides sur leur sol belliqueux. Voilà les auxiliaires, la force nouvelle, non encore éprouvée, que le sultan a sous la main, s'il consent à l'étendre jusqu'aux populations chrétiennes de la Turquie d'Europe. Avec ce concours amical des chrétiens, autrefois les alliés des Russes, avec l'encouragement qu'une semblable guerre ne pourrait manquer de recevoir des cabinets de l'Occident, avec les élémens d'insurrection qui se dégageraient inévitablement dans la Pologne, au seul bruit du canon, la Turquie aurait plus d'une chance de n'être pas battue.

Victorieuse ou vaincue, en suivant la voie de la résistance diplomatique ou armée, elle obtient dans son sein un résultat moral de grande portée. L'alliance des races chrétiennes avec la race ottomane se trouve cimentée, consacrée par cet effort énergique tenté en commun. De là au triomphe du principe de l'égalité des races, il n'y a plus à franchir que l'obstacle des vieux préjugés de religion de jour en jour moins ardens. L'obstacle sera renversé par les mains de la Turquie elle-même, dans un avenir qui n'est peut-être pas éloigné. Les noms fâcheux de vassaux et de sujets auront disparu, et la race ottomane ne verra plus dans les chrétiens que des égaux. Ce principe dé l'égalité des individus et des races ouvrira aux Roumains et aux Illyriens un avenir nouveau; car, en les accueillant sur le pied d'égalité, la race turque partagera en quelque sorte avec eux le pouvoir et l'empire. Peut-être, en raison de la jeunesse, de l'ardeur et du nombre, les chrétiens saisiront-ils la plus grande part d'influence et d'action; mais la Turquie n'appartiendra pas du moins au Moscovite, elle n'aura pas été morcelée, elle n'aura pas disparu de la carte. Elle subsistera sous une forme nouvelle, avec un esprit nouveau. Et. peu importe quelle sera précisément cette forme, pourvu que sur ce territoire, le plus beau de l'Europe, et, depuis si long-temps, le plus stérile, les germes comprimés d'une civilisation nouvelle puissent enfin se développer librement.

Que l'Orient progresse, que la liberté y prenne racine, que des peuples forts s'y constituent, qu'une civilisation nouvelle ranime et remplisse ce grand corps languissant de l'empire ottoman : voilà le but nécessaire de la politique française sur le Bosphore. Il fut sans doute un temps où l'opinion était d'un autre avis, où, frappée de cette décadence, de cette torpeur, de cette immobilité en apparence systématique et irrémédiable de la race musulmane, elle se fût prêtée volontiers à des idées de partage qui eussent établi sur les ruines de ce vieil empire plusieurs petits peuples protégés par l'Europe, c'est-à-dire livrés aux influences rivales de la diplomatie européenne et embarrassés dans leurs allures par les convenances et le génie particulier des nations protectrices. C'était le plus sûr moyen d'étouffer la vie en détruisant toute originalité parmi ces peuples jeunes que l'on prétendait constituer, et c'eût été dans l'avenir, entre les cabinets de l'Europe, une intarissable source de difficultés, une cause permanente de conflits dangereux pour la paix. Il fut aussi un temps où, en vue de l'impossibilité de ce partage, on prenait assez facilement son parti des ambitions d'une puissance qui prétendait absorber à elle seule l'immense héritage d'Othman. A force de répéter que la Turquie était morte et que la Russie convoitait cette succession, l'on avait fini par envisager l'éventualité d'une conquête russe comme la solution inévitable de la crise prolongée de l'Orient. Par ignorance, par faiblesse d'esprit ou par de faux raisonnemens politiques, on s'abandonnait avec complaisance à cette idée; mais, depuis que les faits ont révélé tant de germes de vitalité dans les populations chrétiennes et tant d'élémens d'une civilisation originale et vigoureuse, depuis qu'il est devenu clair que la race ottomane, en sortant de son orgueilleux isolement pour s'unir à ces peuples, peut elle-même se rajeunir, on s'accorde à reconnaître que défendre l'intégrité de l'empire ottoman, c'est défendre à la fois le droit des Turcs, l'avenir des chrétiens et une civilisation qui commence.

Du moment qu'il s'agit ainsi d'intérêt moral, le devoir de la France est tracé. A une époque où l'intérêt moral était identifié avec l'intérêt religieux, la diplomatie française était, dans la véritable et glorieuse acception du terme, protectrice des chrétiens de l'empire ottoman, et, à la faveur de ce protectorat, ses intérêts commerciaux et politiques se développaient à l'aise sur cette vaste étendue de terre et de mer. La concurrence commerciale de l'Angleterre et la rivalité religieuse de la Russie ont porté, depuis un siècle, de rudes atteintes à cette influence. Pourtant le plus grand dommage qu'elle ait éprouvé est venu, sans aucun doute, des négligences, des méprises, des fautes de la politique française. Au lieu de rester, suivant les traditions primitives de notre protectorat, les médiateurs des différends des Osmanlis avec les populations chrétiennes, nous avons, avec un funeste empressement, saisi toutes les occasions les plus futiles de prendre parti contre la Turquie. Nous avons adopté de gaieté de coeur toutes les mauvaises causes, embrassé tous ces fantômes sans consistance, toutes ces ambitions sans force qui surgissaient en face de la puissance ottomane, tantôt dans le Liban, tantôt en Égypte, tantôt ailleurs. Peut-être l'heure est-elle venue pour la France de sortir de ces tergiversations, de ces calculs erronés, et de reprendre franchement à Constantinople son rôle primitif de médiatrice entre les chrétiens et les musulmans. Ce rôle, aujourd'hui, consiste à seconder le mouvement par lequel ils sont poussés à s'allier dans le principe fécond de l'égalité des races. Le mouvement des races se règle sur des droits; le devoir de la France, c'est de les élucider, d'aider Turcs et chrétiens à les comprendre, à les poser en face de l'Europe; c'est, enfin, d'appuyer elle-même ces droits de l'autorité de son nom, s'ils n'agissent pas suffisamment par leur propre vertu. La forme et les conditions de cet appui regardent la prudence des hommes d'état; mais voilà du moins ce qu'indiquent les vieilles traditions de la France en Orient et les instincts de la démocratie moderne.

En somme, lorsque l'on rapproche ces agitations nationales des peuples de la Turquie des événemens plus dramatiques de l'Autriche, tout en gémissant sur le sort des victimes généreuses et regrettables qu'ils écrasent dans leur explosion, on ne peut s'empêcher d'y remarquer un ensemble de circonstances de bon augure pour la civilisation et la liberté. Il était à craindre, au lendemain de février, que l'ennemi de la démocratie, le czar, ne trouvât des alliés pour une nouvelle sainte-alliance de l'absolutisme. L'esprit moderne s'est aussitôt emparé de la vieille Autriche et de la vieille Turquie, lancées ainsi dans des voies opposées à celles de la Russie. Il était toutefois à craindre en même temps que la secousse imprimée aux deux empires par cet esprit moderne impétueux et fier ne fût de nature à les briser, à les dissoudre et à les livrer, dans l'impuissance de la confusion et du désordre, à la convoitise du czar. Ce double péril semble aujourd'hui éloigné par la sagesse des populations slaves et roumaines. Pouvant régénérer l'Autriche et là Turquie à leur profit, elles ne veulent pas les détruire, et c'est à les seconder dans la poursuite de cet idéal qu'elles convient avec espérance la politique française.


HIPPOLYTE DESPREZ.

Први пут објављено: 1848
На Растку објављено: 2008-09-19
Датум последње измене: 2008-09-19 20:43:00
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