Jivoin Péritch

La Confédération Balkanique

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LA

CONFÉDÉRATION BALKANIQUE

PAR

JIVOIN PÉRITCH

PROFESSEUR DE DROIT A L'UNIVERSITÉ DE BELGRADE (SERBIE)

Extrait du Bulletin de la Société de Législation comparée, de Janvier 1912.



PARIS
LIBRAIRIE GÉNÉRALE DE DROIT ET DE JURISPRUDENCE
20, Rue Soufflot, 20

1912



LA CONFÉDÉRATION BALKANIQUE

Il est des États qui se maintiennent d'une façon toute négative. La Turquie nous fournit, à ce point de vue, un exemple caractéristique. Bien que l'Empire ottoman constitue, à tous les égards, une anomalie parmi les États européens, il n'en est pas moins toujours debout. Sans doute, ne se tient-il pas tout à fait droit, sans doute chancelle-t-il, mais il est néanmoins vrai qu'il subsiste. C'est un malade certainement, mais ce n'est pas un mort. Et c'est un malade dont la maladie dure depuis si longtemps qu'on commence à douter qu'elle cessera jamais, une maladie éternelle, c'est-à-dire, une vie éternelle, puisque la meilleure garantie d'exister, c'est la durée de la maladie, la mort ne venant qu'après la cessation de celle-ci. La maladie c'est l'ennemie de la mort. La maladie c'est la vie. Il paraît que la Turquie le comprend ainsi; aussi soigne-t-elle sa maladie, comme les autres États soignent leur santé. Tandis que ceux-ci vivent de santé, la Turquie vie de maladie.

Mais pourquoi cet État malade? Est-ce que ce n'est pas un péril pour les États sains, les maladies des États pouvant se répandre et se gagner, de même que les maladies des hommes?

Et pourtant, c'est cette même Europe qui entretient le mal, qui le fait exister, c'est elle qui s'expose volontairement à être atteinte par lui et, en vérité, une partie en est déjà considérablement atteinte: nous faisons allusion aux États balkaniques chrétiens qui, touchant directement le malade ottoman, en ont subi déjà l'influence malsaine. Peut-être les autres États de l'Europe ne craignent-ils pas la Turquie, parce qu'ils en sont séparés par les États balkaniques chrétiens: le Destin a voulu que ces petits pays gardassent les grands États de la contagion turque, comme ils les ont gardés, autrefois, de l'invasion turque. Les petits États ont toujours fait le jeu des grands États.

Si la Turquie subsiste néanmoins, la faute en est aux grandes puissances, dont le désaccord, en ce qui concerne l'Empire ottoman, date de plusieurs siècles. Parmi tous les désaccords internationaux, celui-ci est, sans conteste, le plus ancien et le plus durable. Grâce à lui, l'État turc est aussi ancien et durable. Si la Turquie ne peut dire, quant à ses relations avec l'Europe: divide ut imperes, elle peut dire au moins: divide ut vivas.

En effet, il ne suffirait pas de faire disparaître la Turquie de l'Europe, il faudrait encore mettre autre chose à sa place. La politique internationale, comme la nature, ne souffre pas de vide. Cette règle fait aussi la force de l'Autriche-Hongrie, un État qui, par son hétérogénéité nationale, constitue pareillement une difficulté internationale. Mais cet État subsiste toujours parce que l'on ne sait pas par quelle combinaison politique le remplacer. L'Autriche-Hongrie n'est sans doute pas une combinaison heureuse, mais du moins elle en est une, et il vaut mieux une mauvaise solution qu'aucune.

Si les grandes puissances tombaient d'accord relativement à la Turquie, celle-ci cesserait d'être comptée parmi les États européens. La meilleure preuve nous en est fournie par l'histoire de la Pologne: aussitôt que la Russie, l'Autriche-Hongrie et la Prusse s'entendirent, la Pologne disparut par le partage entre les contractants. Mais pour ce qui est de la Turquie, les puissances ne peuvent s'entendre ni pour se la partager entre elles, ni pour la donner toute entière à l'une d'elles. Aucune de ces puissances ne trouve son intérêt à ce qu'une autre, et non pas précisément elle, s'installe à la Corne d'Or, d'où on ne pourrait plus la déloger, et c'est toujours la Turquie que chacune d'elles préfère y voir, cette situation lui donnant des espoirs pour l'avenir.

Mais hâtons-nous de dire qu'en ce qui concerne la Turquie, il y a, outre les grandes puissances, un autre facteur très important qui manquait lors du partage de la Pologne: ce sont les États balkaniques chrétiens, la Serbie, le Monténégro, la Bulgarie et la Grèce. Ce sont là les héritiers légitimes de la Turquie d'Europe; ils le sont ethnographiquement et historiquement. Malheureusement, les grandes puissances, qui ont, disent-elles, elles aussi, des intérêts dans les Balkans, ne permettent pas aux États balkaniques de s'arranger pour faire, entre eux, le partage de leur voisin. Les grandes puissances élèvent donc, également, des droits de succession par rapport à la Turquie. Elles émettent, du reste, de pareilles prétentions partout où il y a quelque chose à prendre. Les grandes puissances sont des successeurs universels. Et leurs titres? Oh, elles se les fabriquent elles-mêmes, contrairement à la règle que personne ne peut se créer soi-même de titre à l'appui du droit réclamé. La force n'est pas gênée par des règles. La force dit: la règle c'est moi! La force c'est le titre. Qui dit force dit titre.

Les grandes puissances affirment, il est vrai, que les États balkaniques chrétiens ne sont pas eux-mêmes d'accord au point de vue de la question turque et que, pour empêcher la collision armée entre ces États et la guerre générale qui pourrait éventuellement en résulter, elles sont obligées d'intervenir. Voilà une affirmation qui n'est pas une vérité. En effet, ce n'est pas parce que les États balkaniques chrétiens sont divisés que les grandes puissances interviennent, mais tout au contraire, c'est parce que les grandes puissances interviennent, que ces États sont divisés. Pourquoi, pour ne citer qu'un exemple, la Bulgarie est-elle si intraitable vis-à-vis de la Serbie, en ce qui concerne la question macédonienne? Parce qu'elle est secondée, dans ces prétentions nationales, par la Russie, qui, de même qu'en 1878, ne verrait pas aujourd'hui non plus d'un oeil favorable l'agrandissement de la Serbie dans la direction du Sud. Les grandes puissances craignent un accord entre les pays balkaniques chrétiens, accord qui pourrait donner à la question turque une solution dont elles ne seraient pas satisfaites. En divisant ces pays entre eux, les grandes puissances, toujours dans un but intéressé, ajournent, de la sorte, la fin de la question turque et prolongent la vie de la Turquie.

C'est en aspirant aux mêmes visées que certaines grandes puissances, parmi lesquelles la Grande-Bretagne occupe la première place, préconisent l'idée d'une confédération balkanique, confédération qui serait composée de la Turquie et des autres États balkaniques (chrétiens). Ces puissances disent à la Turquie et aux États balkaniques chrétiens: Vous êtes mal les uns avec les autres parce que vous constituez autant de différents États; organisez un seul État dans la forme d'une fédération, et alors la guerre ne vous menacerait plus, car, pour qu'il y ait guerre, il faut deux ou plusieurs États, un seul État ne pouvant se faire la guerre à lui-même. La confédération balkanique aurait, dans les limites des Balkans, le même résultat que la confédération européenne aurait dans les limites de l'Europe: elle supprimerait la guerre parce qu'elle assurerait l'amitié entre anciens adversaires ou, ce qui est la même chose, elle assurerait l'amitié entre anciens adversaires, parce qu'elle supprimerait la guerre1.

Mais proposer la confédération balkanique, ce n'est nullement encore résoudre la question d'Orient. Cette question consistait, jusqu'à présent, en ceci: savoir de quelle manière devraient être distribuées les provinces actuellement gouvernées en Europe par les Turcs, une fois que ceux-ci auraient été rejetés en Asie. Le projet de confédération balkanique, en éliminant l'idée de l'évacuation de la Péninsule balkanique par les Turcs, supprime, comme nous le voyons, la question d'Orient. Au lieu de résoudre cette question, ce projet la tourne. Napoléon Ier a bien dit, il est vrai, que lorsqu'on ne peut vaincre une difficulté, on doit la tourner, règle qu'il avait souvent mise à exécution dans ses opérations militaires: quand, par exemple, il ne pouvait traverser avec son armée une grande montagne, il la tournait. La difficulté se trouvait tranchée par là, puisque Napoléon débouchait avec son armée là où il désirait. Mais, nonobstant certaines analogies entre la guerre et la politique, il n'en reste pas moins acquis qu'il y a aussi entre elles bien des différences. L'une d'elles est précisément celle qui a trait à la solution des questions: en politique, on ne résout pas, comme cela peut arriver à la guerre, une question en la tournant; en politique, une question tournée n'est pas une question résolue, une question tournée reste toujours une question.

C'est que la confédération balkanique, telle que l'Angleterre la voudrait, est une impossibilité, et l'on sait que ce n'est pas qu'en chimie qu'il y a des impossibilités: on en rencontre aussi en politique. La confédération balkanique est une alchimie politique, et la Grande-Bretagne est un alchimiste qui, bien que de date récente et moderne, ne sera pas plus heureux que ses lointains ancêtres.

En effet, c'est n'avoir pas les notions les plus élémentaires sur la Turquie et les Turcs que d'oser émettre l'idée d'une confédération entre les États balkaniques chrétiens et la Porte, et si l'Angleterre s'est arrêtée à cette idée, cela montre à quel point elle a épuisé tous les autres moyens pour prévenir la dissolution et le partage de la Turquie, dissolution et partage qui s'accompliraient, en est-elle persuadée, au détriment de ses intérêts.

Car, si les peuples chrétiens des Balkans, les Serbes (au nombre desquels il faut également comprendre les Monténégrins), les Bulgares, les Grecs et les Koutzo-Valaques, se confédéraient avec la Turquie, ils devraient alors renoncer à leurs aspirations nationales, la Turquie étant un État qui est, en principe, habité par les coreligionnaires de ces mêmes peuples. Faisons remarquer tout de suite que ce ne serait pas encore un grief sérieux contre l'idée d'une confédération balkanique que l'obstacle qui en découlerait, pour les peuples susnommés, quant à la possibilité de la réalisation du soi-disant principe des nationalités. Car ce qu'on appelle «principe des nationalités» n'est point un principe, c'est encore moins un droit. C'est tout simplement et ce ne peut être autre chose qu'un moyen pour atteindre un certain but. Le but, c'est le progrès, la civilisation, et si les nations non encore unifiées se réclament du principe des nationalités, c'est parce qu'un peuple n'est à même d'atteindre le plus haut degré possible de culture et de civilisation qu'autant qu'il est unifié. Et puisque tel est le sens de ce principe des nationalités, il s'en suit qu'un peuple non unifié n'a le droit à son unification politique que s'il a prouvé ses aptitudes à la civilisation. Sans cela, le droit à l'unification n'existe pas. Et la meilleure preuve du bien-fondé de ce que nous avançons ici, nous la trouvons dans ce fait, qui n'est contesté par personne en Europe et en Amérique, que les nations civilisées (Anglais, Allemands, Français, Italiens, etc.), au lieu de proclamer, pour les races inférieures et barbares, le principe des nationalités, au contraire, se les partagent, afin de relever, autant que possible, leur niveau matériel, moral et intellectuel. La colonisation de l'Afrique, par exemple, est une manifestation éclatante contre cette prétention qu'il y ait un principe ou un droit des nationalités. S'il y a ici un principe, c'est le principe de la civilisation, principe qui seul peut justifier l'union d'une race ou d'un peuple. Il résulte de cette observation encore ceci: qu'un État n'a point le droit de tendre à s'adjoindre les habitants d'un autre État qui seraient de la même nationalité que ses propres sujets, si ces habitants, bien que séparés du gros du peuple auquel ils appartiennent, sont placés, dans l'État dont ils sont les ressortissants, dans les meilleures conditions possibles pour progresser et prospérer et aussi pour conserver leur nationalité. Du reste, ce n'est que grâce au respect qu'on a pour sa nationalité qu'on peut dire qu'un habitant d'un pays est placé dans les meilleures conditions possibles pour progresser et prospérer. Ainsi, par exemple, l'Allemagne, la France et l'Italie ne seraient point admises à prétendre au droit de s'unir les Allemands, les Français et les Italiens qui composent la République suisse, parce que les Suisses jouissent, dans cette République, des libertés nécessaires au plein développement de leurs facultés intellectuelles et morales.

En conséquence, si la Turquie parvenait à doter les populations chrétiennes qui sont sous sa domination d'un régime de paix et de bien-être, les États balkaniques chrétiens ne sauraient se prévaloir, dans ce cas, du principe des nationalités, ce principe ne pouvant avoir ici sa raison d'être, puisque le but qui l'explique et le justifie serait, dans le cas supposé, atteint même sans son application.

Mais il n'en est rien. La situation des sujets chrétiens de la Turquie d'Europe, au lieu de devenir meilleure depuis l'avènement au pouvoir des Jeunes Turcs, a, au contraire, empiré. Comment, du reste, pourrait-il en être autrement, puisque la Jeune Turquie n'est pas parvenue à changer les conditions d'existence des nationalités chrétiennes, conditions auxquelles celles-ci avaient été soumises pendant toute la durée du gouvernement de la Vieille Turquie. La liberté et l'égalité politique, sans lesquelles on ne peut concevoir ni progrès individuel, ni prospérité collective, les populations chrétiennes continuent à en manquer en Turquie, nonobstant l'introduction de la démocratie dans ce pays.

Car il ne faut pas confondre, quand il s'agit de systèmes de gouvernement, les États homogènes et hétérogènes, c'est-à-dire les États peuplés par une seule nationalité et les États qui sont composés de nationalités différentes.

Dans les premiers États, tous les habitants sont placés sous un même régime politique, régime conservateur ou démocratique, tandis que dans les derniers États, il n'en est pas ainsi: une nationalité,—et c'est celle qui est régnante, dominante,—bénéficie seule des privilèges et libertés politiques, les autres nationalités restant toujours soumises à un régime d'exception, toujours, c'est-à-dire sans égard aux améliorations qui peuvent être apportées à la situation sociale et politique de la nationalité détenant le pouvoir. Les luttes politiques, dans les États hétérogènes, sont limitées aux seuls représentants de la nationalité dominante, de telle sorte que, par exemple, la victoire de la démocratie ne signifie, dans ces États, autre chose qu'un changement, dans le sens démocratique, survenu dans la position politique des membres de ladite nationalité: ce ne seront qu'eux qui profiteront du nouveau régime basé sur les principes démocratiques. Mais, quant aux autres nationalités, celles qui sont gouvernées par la nationalité dominante, elles ne cesseront point, pour cela, d'être placées sous un régime réactionnaire et rétrograde.

Et il n'y a pas lieu de s'étonner qu'il en soit ainsi. Car, dans un État hétérogène, la nationalité dominante ne peut mettre sur le même pied qu'elle les autres nationalités, par cette simple raison qu'elle ne veut pas lâcher le pouvoir, ni perdre sa prédominance dans l'État, ce qui pourrait parfaitement arriver si les nationalités qu'elle gouverne avaient à leur disposition les mêmes moyens de combat et d'influence qu'elle. On s'en convainc très bien d'après ce qui se passe en Hongrie: malgré la division des Magyars en différents partis politiques, les uns libéraux et démocratiques, les autres conservateurs, qui se sont succédé et qui se succèdent au pouvoir, la situation des nationalités serbe, croate et roumaine, ne se modifie pas, elle est toujours précaire et difficile, presque intolérable: la nationalité magyare, numériquement faible, tire sa prépondérance et sa force des conditions spécialement favorables qu'elle s'est assurées dans l'État hongrois.

Il en est de même de la Turquie. La révolution pacifique de 1908 s'est bornée, quant à ses effets, aux seuls Turcs. Cette révolution a été tout simplement une affaire interne des Vieux et des Jeunes Turcs, une affaire de ménage. Au lieu d'être gouvernés par le système absolutiste d'Abdul-Hamid, les Turcs le sont maintenant par le système démocratique des Jeunes Turcs. Peut-être pouvons-nous dire que, même à ce point de vue restreint, c'est-à-dire au point de vue des rapports entre les Vieux et les Jeunes Turcs, il n'y a rien de changé: de même que, sous Abdul-Hamid, les Vieux Turcs tyrannisaient les Jeunes Turcs, de même, à présent, les Jeunes Turcs tyrannisent les Vieux Turcs. Il n'y a ici que cette différence: sous l'ancien régime, c'était un homme, Abdul-Hamid, qui exerçait l'absolutisme, maintenant c'est un club, celui d'«Union et Progrès».

Mais, quoi qu'il en soit à cet égard, toujours est-il que, du moins, les nationalités chrétiennes n'ont tiré aucun profit de la démocratie jeune-turque. C'est que ces nationalités signifient, aux yeux des Jeunes Turcs, la même chose qu'elles signifiaient aux yeux des Vieux Turcs: un danger pour le maintien et l'intégrité de l'Empire Ottoman. Aussi les Jeunes Turcs ont-ils vite démenti, en ce qui concerne les populations chrétiennes, leur programme démocratique: la liberté et l'égalité politiques, ce sont la dot des Turcs seuls et non pas aussi des chrétiens, ceux-ci restant, comme sous Abdul-Hamid, plongés dans la misère et l'obscurité.

Les exemples, à l'appui de ce que nous avançons, sont nombreux et, même, trop nombreux, et il n'est pas nécessaire de fatiguer le lecteur par leur énumération. Les Jeunes Turcs se disent: si nous appliquons également nos principes démocratiques aux chrétiens, nous risquons de détruire notre Empire, les chrétiens pouvant employer la liberté que nous leur donnerions pour s'affranchir de nous et pour s'adjoindre aux différents États Balkaniques chrétiens; mais, d'un autre côté, si nous exceptons les chrétiens de nos institutions démocratiques pour les garder toujours en notre pouvoir, nous nous attirerons les mêmes reproches que s'était déjà attirés le régime despotique d'Abdul-Hamid. Il fallait donc choisir entre ces deux voies, et les Jeunes Turcs ont fait ici le même choix que les Vieux Turcs—ce qui démontre qu'en ce qui concerne les chrétiens, il n'y a pas de vieux et de jeunes Turcs, mais seulement des Turcs—c'est-à-dire qu'ils ont préféré la Turquie aux principes, qu'ils ont préféré leur nationalité aux nationalités chrétiennes, qu'ils ont préféré le pouvoir à la civilisation.

Et puisqu'il en est ainsi, peut-on dès lors soutenir l'idée d'une confédération entre la Turquie et les États balkaniques chrétiens, confédération qui aurait pour résultat de laisser définitivement à leur sort malheureux les populations chrétiennes en Turquie? Est-ce que ce ne serait pas inhumain de la part des Serbes de la Serbie et du Monténégro, des Bulgares de la Bulgarie et des Grecs de la Grèce, que de se désintéresser de leurs frères en Turquie au point de s'allier avec la nation qui est la cause de leur infortune? Comme nous voyons, les sentiments des Serbes, des Bulgares et des Grecs se révoltent contre la pensée d'une confédération avec l'ennemi, non seulement séculaire mais encore actuel, constant, éternel, de leurs races. La raison n'est pas ici non plus en opposition avec les sentiments: elle commande hautement aux États balkaniques chrétiens d'arracher à la domination turque les populations chrétiennes en leur appliquant le principe des nationalités, cette application étant rendue ici nécessaire et inévitable par les besoins de la civilisation. Les Serbes, les Grecs et les Bulgares formant les États libres de Serbie, de Monténégro, de Grèce et de Bulgarie, ont certainement donné suffisamment de preuves de leurs capacités civilisatrices pour qu'ils aient le droit de s'unir, en vue de faire jouir des bienfaits de la culture moderne leurs coreligionnaires de Turquie, qui y sont exposés à toutes sortes de souffrances.

Mais alors même que les Jeunes Turcs se départiraient de leur conduite actuelle vis-à-vis des chrétiens, une confédération entre l'Empire ottoman et les États balkaniques chrétiens ne serait pas encore possible. En effet, pour que ces derniers États qui, bien qu'encore arriérés en comparaison des vieux États européens, n'en sont pas moins des pays civilisés, trouvent leur intérêt à se confédérer avec la Turquie, il faudrait que cet État fût, lui aussi, un pays de culture ou, du moins, qu'il donnât des garanties, par son organisation, ainsi que par le caractère du peuple par lequel il est dirigé, permettant de compter sur cette transformation, dans un avenir plus ou moins rapproché.

Or, c'est précisément cette condition, si indispensable à la réalisation de ladite combinaison politique, qui manque. Non seulement la Turquie ne peut être rangée parmi les États civilisés, mais encore elle ne promet aucunement de le devenir un jour, malgré le changement tout de surface qui s'y est accompli, à la suite de la révolution jeune-turque.

C'est que les Turcs sont absolument réfractaires à la civilisation. Il suffit, pour s'en persuader, d'observer ce fait que, depuis leur arrivée en Europe, ils sont restés presque stationnaires dans leur vie sociale. Si on constate quelques progrès techniques en Turquie, c'est aux Chrétiens qu'on le doit. On a dit des Chinois que c'était un peuple momie, on peut en dire autant, avec plus de raison encore, des Turcs, avec plus de raison, parce que les Turcs étaient, depuis des siècles, à proximité de la culture européenne, ce qui n'avait pas été le cas des Chinois. À quel point les Turcs résistent à la poussée de la civilisation, on le voit aussi d'après ce qui est arrivé lors de la formation des États chrétiens libres des Balkans. Ne pouvant supporter le nouvel ordre de choses, ordre européen, qui s'établissait dans ces États, anciennes provinces ottomanes, les Turcs en ont émigré pour aller s'installer soit dans la Turquie d'Europe, soit dans la Turquie d'Asie, où ils retrouvèrent les conditions de vie sociale qui convenaient à leurs idées et à leur caractère. La même chose se passe, à l'heure qu'il est, en Bosnie-Herzégovine: les Turcs quittent en masse ces pays, où l'Autriche-Hongrie projette de priver enfin les Turcs, par le rachat des droits féodaux des spahis, de la situation privilégiée que, jusqu'à présent, ils y occupaient comparativement aux kmètes serbes. Partout où la civilisation européenne commence à pénétrer, les Turcs s'enfuient; ils ne la souffrent pas plus que les chauves-souris ne souffrent la lumière. Civiliser la Turquie, ce serait chasser les Turcs de l'Europe. Le jour où les Turcs auront passé le détroit des Dardanelles, ce jour-là, la Turquie d'Europe2 sera acquise à la civilisation; le jour où la Turquie deviendrait pays de culture, ce jour-là les Turcs ne seraient plus en Europe. Et cette incompatibilité entre la civilisation chrétienne et l'islamisme, on la constate aussi dans les autres pays mahométans. Nous pouvons citer à cet effet la Perse. Le chaos qui règne dans cet État musulman ne date que de l'époque où il est venu en contact avec les idées européennes. On peut comparer les pays ottomans à ces objets qu'on exhume dans les fouilles de Pompéi et qui, dès qu'ils sont touchés par l'air, tombent en poussière. Pour ces pays, la civilisation européenne est pleine de venin: aussitôt qu'ils en sont touchés, ils en meurent. Ce n'est qu'en respectant le Coran et son système d'organisation de l'État que les pays mahométans peuvent durer; en s'en écartant pour marcher dans les voies tracées par la civilisation européenne, ils se sont perdus ou se perdront. Tant que la Turquie observait scrupuleusement les injonctions de Mahomet, elle était forte; mais dès qu'elle voulut introduire chez elle les réformes pour s'élever au rang des États modernes, sa force commença à décroître rapidement.

C'est qu'il y a une différence profonde entre l'islamisme et le christianisme. On parle de l'égalité des hommes au point de vue des droits. Nous ne savons pas si ce principe est une vérité, mais il y a une égalité par rapport à laquelle il ne peut exister aucun doute, c'est l'égalité devant les devoirs ou, mieux, devant le devoir, et ce devoir consiste dans l'obligation de chacun de nous d'aider, par ses efforts personnels, au progrès de la société.

Ce devoir, c'est, autrement dit, le devoir du travail. Nous sommes égaux devant le travail: chacun est tenu de travailler dans la mesure de ses capacités et de ses forces. Tel est l'enseignement du christianisme, tel est aussi l'enseignement de la science, qui, de même que le Christ, prêche la solidarité sociale, prêche le devoir qu'ont tous les hommes de vivre et d'agir pour cette unité qui s'appelle société, dont ils ne sont que les parties.

Eh bien! cette égalité devant le travail, le Coran ne la connaît pas. S'il connaît quelque chose, c'est, tout au contraire, l'inégalité devant le devoir. Le Coran partage les hommes en deux catégories: les fidèles (fidèles au prophète), c'est-à-dire les Mahométans, qui n'ont pas de devoirs, bien qu'ils aient tous les droits, et les infidèles (infidèles envers le prophète), qui ont tous les devoirs, mais sans avoir aussi des droits. L'islamisme est donc une consécration du principe de l'inégalité: inégalité devant les devoirs de même que devant les droits.

Peut-on, dès lors, espérer de sauver un État, assis sur des bases si opposées à celles sur lesquelles sont constitués les États européens? Est-ce qu'un pareil pays, d'où la solidarité sociale est tout à fait bannie, est capable de répondre aux buts des États modernes, buts qui ne sont pas réalisables en dehors de l'application du principe solidariste? Quel esprit de solidarité existe-t-il entre un mahométan, qui n'a que le droit de jouir sans avoir le devoir de travailler, et un chrétien qui n'a que le devoir de travailler sans avoir le droit de jouir? En d'autres termes, quelle solidarité peut-il y avoir entre le maître et son esclave? Et puis, peut-on parler de la solidarité sociale, solidarité qui suppose l'existence d'une unité, d'une société, dans un État où une moitié de la population peine pour l'autre moitié, où les uns, les giaours, nonobstant leur travail dur et continu, manquent très souvent des moyens d'existence les plus élémentaires, tandis que les autres, les Osmanlis, s'adonnent à un luxe effréné et à une débauche orientale? La Turquie n'est pas un État moderne, parce que ce n'est pas une société, et elle n'est pas une société parce qu'elle n'est pas une unité: c'est un tout divisé en deux parties, dont l'une, les fidèles, méprise l'autre, les infidèles, laquelle, à son tour, hait la première. Est-ce que les sentiments de mépris et de haine sont de nature à développer la solidarité parmi ceux entre lesquels ils existent?

La perturbation politique survenue en Turquie en 1908, sur laquelle beaucoup de gens avisés de l'Occident fondent tant d'espoir, sera absolument impuissante à modifier socialement et politiquement les Turcs. La religion de Mahomet représente, pour eux, un code complet: c'est un recueil de lois tant religieuses que civiles, c'est un code social. Il embrasse un fidèle sous tous les rapports, depuis sa naissance jusqu'à sa mort et même après la mort. Pas de manifestation de vie humaine qui ne soit réglée par le Coran. Et c'est depuis des siècles que les Turcs subissent l'action des préceptes de Mahomet; sous cette action, leur esprit s'est complètement formé ou, si l'on veut, déformé. À l'égal des gouttes d'eau qui, en tombant longtemps sur le rocher, finissent par le creuser, les idées finissent aussi par creuser le cerveau. Les idées de Mahomet ont fait dans le cerveau turc des fêlures qui le distinguent du cerveau chrétien, à tel point qu'un Turc et un chrétien sont maintenant des êtres différents même au point de vue physiologique, êtres qu'on ne peut absolument pas enfermer dans un même moule social et politique.

Ainsi, par exemple, les Jeunes Turcs ont beau proclamer l'égalité entre le Turc et le Chrétien—nous avons d'ailleurs vu que cette proclamation est restée à l'état de proclamation, cette égalité, les Jeunes Turcs ne la désirant pas sincèrement—un Mahométan ne se fera jamais à l'idée de considérer comme son égal celui qui, pendant des siècles, était son inférieur, plus que cela: son serf. Le giaour reste le giaour, digne seulement de promener les chevaux de son maître, le Turc, et la Constitution jeune-turque est trop faible pour entamer la constitution physiologique du Mahométan. A constitution, constitution et demie.

La démocratie jeune-turque qui, comme toute démocratie, suppose l'activité de tous les membres de la société, activité dirigée vers le perfectionnement de celle-ci, ne produira, à cet égard non plus, aucun effet par rapport aux Turcs. Il y a, à Belgrade, près de l'ancienne forteresse romaine que baigne le confluent de la Save et du Danube, une éminence, tournée vers l'Orient, que les Turcs, au temps où ils étaient maîtres de Belgrade et de la Serbie, appelaient Fitchir Bair, ce qui veut dire: la rive de la réflexion. C'est toute la caractéristique du Turc: il réfléchit, mais il ne travaille pas. Sans doute, il est beau de réfléchir, mais la société n'en vit pas. Si la philosophie peut se contenter de la réflexion, la société demande autre chose encore: l'action, le travail. Le Turc est philosophe, parce qu'il lui est possible de l'être: pendant qu'il réfléchit, le giaour travaille pour lui. C'est comme dans l'ancienne Grèce: Aristote et Platon pouvaient bien se consacrer à la philosophie, puisque leurs esclaves labouraient les champs pour eux. Le Turc a toujours été tel et il restera tel. Il a été et il sera l'homme de la rive de la réflexion.

Par sa nature, le Turc est encore plus inutile pour la civilisation que la race noire, également rébarbative à la culture. En effet, si l'on ne peut faire d'un nègre un homme civilisé, du moins peut-on en faire un travailleur. Les nègres sont, comme on le sait, un élément dont les Européens tirent de grands profits dans leurs entreprises coloniales. Un nègre n'a pas honte d'être employé à des besognes toutes manuelles. Il en est autrement d'un Turc: il est paresseux, excepté en ce qui concerne la réflexion, ou il est infatigable: il peut passer des journées entières dans la contemplation et la réflexion, c'est-à-dire dans l'oisiveté; il est paresseux, disons-nous, parce qu'il est fataliste: à quoi bon se mouvoir et agir, puisque l'homme est impuissant à déranger, tant soit peu, l'ordre naturel des choses, puisque tout se passera comme la fatalité immuable l'aura ordonné? Ou bien, il est fataliste parce qu'il est paresseux: pour donner à sa paresse une explication philosophique, il la rattache au fatalisme. Et quant à son orgueil, c'est un obstacle à ce qu'il puisse être employé utilement, comme on emploie les nègres: il est dégradant pour un Mahométan de travailler, surtout s'il s'agit de travaux corporels.

Telle est la psychologie du Turc, et elle montre clairement que l'Empire ottoman est irrémédiablement voué à sa perte. Ce sera certainement le sort de ce pays dans lequel la race dominante est dépourvue, au plus haut degré, des qualités requises pour qu'elle puisse rendre le pays moderne. Aussi est-ce une utopie qu'une confédération entre un État qui se meurt et les jeunes États balkaniques chrétiens, qui sont en plein essor de développement matériel et moral. Une pareille confédération ne ferait qu'affaiblir ces derniers États, une force n'augmentant qu'autant qu'elle s'allie à une autre force. Et c'est encore accentuer cette utopie que de proposer que cette confédération soit placée sous l'hégémonie de la Turquie. L'hégémonie de la Turquie serait l'hégémonie de l'islamisme et de ses idées néfastes. L'hégémonie de la Turquie, serait le panislamisme, dont rêvent les Jeunes-Turcs, qui ont embrassé, avec une précipitation intéressée, l'idée d'une confédération balkanique sous l'hégémonie turque. On propose la confédération balkanique comme une barrière contre le Drang nach Osten allemand, en préparant en même temps, par là, un autre Drang, le Drang nach Westen turc. Mais, s'il y a à choisir entre ces deux Drangs, les peuples balkaniques chrétiens, peuples capables et avides de civilisation, n'hésiteraient certainement pas un moment à se prononcer pour le premier.

C'est une chose très curieuse que le rôle que l'Angleterre voudrait imposer aux États balkaniques chrétiens, et, en premier lieu, à la Serbie. Elle leur dit de barrer la route au Drang allemand. Mais qu'est-ce que c'est en somme que ce Drang? Ce n'est autre chose que la poussée civilisatrice de l'Europe, et elle est dite Drang allemand, parce que les Allemands étant voisins des Slaves du Sud, ce sont eux qui transmettent à ces derniers la culture européenne. Ainsi, en fin de compte, les Anglais voudraient que les Slaves du Sud fussent un obstacle à la propagation, vers l'Orient, de la civilisation européenne, ils voudraient que ce fussent eux contre qui cette civilisation devrait se briser. Et voilà une tâche qu'on ne saurait précisément appeler une tâche noble, digne d'un peuple moderne! Que les Slaves du Sud se soient toujours fait un titre de gloire d'avoir combattu l'islamisme, c'est très concevable: c'est l'Europe et sa culture qu'ils défendaient contre l'ignorance musulmane, mais qu'on prétende maintenant, en plein XXe siècle, leur faire jouer un rôle inverse, c'est à quoi ils ne pourraient jamais consentir, conscients qu'ils sont que leur destinée est non pas de servir la cause spéciale de la politique anglaise, mais de servir celle de la civilisation. Et c'est aussi dans le but de contribuer à celle-ci que, par exemple, les Serbes se soulevèrent, il y a de cela plus d'un siècle, contre leurs oppresseurs turcs, et ce serait vraiment une chose bien étrange qu'à présent, ces mêmes Serbes pussent montrer la velléité de se replacer, en quelque sorte, par une confédération, avec la Turquie en tête, sous la même domination dont ils se sont affranchis au prix de tant de sacrifices. Aujourd'hui qu'ils sont incomparablement plus avancés qu'au temps de leurs luttes avec les Ottomans, les Serbes feraient si peu de cas de la civilisation qu'ils seraient prêts à préférer à celle-ci l'influence de l'islamisme rétrograde! Mais une pareille tentative serait un démenti des plus cruels qu'ils se donneraient à eux-mêmes, un pas en arrière qu'ils accompliraient.

Les puissances occidentales et, en premier lieu, l'Angleterre, au lieu de froisser les Slaves du Sud en leur suggérant des projets qui ne sauraient que les dégrader, devraient, au contraire, si vraiment elles sont amies des peuples balkaniques chrétiens et de leur progrès, les aider à délivrer les Balkans d'une race asiatique, race grâce à laquelle l'Europe orientale n'est pas encore arrivée au même niveau de civilisation que le reste de l'Europe, afin qu'une fois maîtres de toute la Péninsule balkanique, qui, maintenant, on peut le dire, ne fait que géographiquement partie de l'Europe, ils puissent y faire rentrer cette presqu'île aussi au point de vue de la culture.

Note 1: (retour)

Le projet de confédération balkanique, projet dont l'idée est due, en principe, à la Grande-Bretagne, montre que la position de cette dernière puissance dans les Balkans ne s'est point améliorée depuis le Congrès de Berlin. En 1878, l'Angleterre défendait l'intégrité de l'Empire ottoman, parce qu'elle craignait l'omnipotence de la Russie; elle la craignait pour ses possessions asiatiques, et surtout pour celle des Indes. Aujourd'hui, l'Angleterre a les mêmes craintes, bien que ce ne soit plus la Russie qui les lui inspire. Toujours est-il que l'Angleterre ne cesse pas d'être menacée, par la Péninsule balkanique, dans ses colonies asiatiques, ce qui veut dire, répétons-le, que sa position dans l'Est européen n'est pas avancée depuis le Traité de Berlin. Il y a même plus: cette situation est empirée, puisque, en 1878, l'Angleterre avait l'Allemagne comme alliée contre la politique balkanique russe, tandis qu'aujourd'hui, on ne peut dire avec certitude qu'elle ait, à l'inverse, la Russie comme alliée contre la politique balkanique allemande: on le voit d'après l'effort même de la Grande-Bretagne pour créer une confédération balkanique contre le Drang allemand, ce dont elle n'aurait pas besoin si elle était sûre de la Russie; et certainement les États balkaniques ne peuvent être mis sur le même pied que l'Allemagne au point de vue des garanties qu'ils assurent à l'Angleterre pour la réalisation de sa politique balkanique: la garantie que lui donnait, à cet égard, l'Allemagne, en 1878, était autrement efficace que celle que lui pourraient offrir à présent les États balkaniques.

Note 2: (retour)

Le mot Turquie est pris ici dans son acception géographique.



70558.—Paris, Imprimerie LAHURE, 9, rue de Fleurus.




Први пут објављено: 1912
На Растку објављено: 2007-09-21
Датум последње измене: 2007-09-21 21:38:38
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