Emilija Cerović Mlađa

Lear, quatre cent ans plus tard

Le miroir montre un visage sans ombre

Il a respecté le principe d’Aristote de mimesis : le but du théâtre est de placer un miroir devant la nature. Dans Hamlet, il se sert du théâtre dans le théâtre comme d’un miroir devant montrer le reflet du crime de Claudius. A l’instar d’Hamlet plaçant un miroir devant Claudius, nous dirions que Shakespeare, dans la tragédie du Roi Lear, a placé un miroir non seulement à son époque mais aux siècles futurs et à l’interprétation de plusieurs générations. Aucune autre des pièces dramatiques de Shakespeare n’a, semble-t-il, suscité autant de réactions contradictoires et, du reste, complexes et autant d’interprétations tant scéniques, critiques, analytiques, historiques que psychologiques et psychiatriques. La pièce a été dénigrée, jugée comme étant la moins bonne de toutes les pièces de Shakespeare, oublié un temps, puis rejouée de nouveau tandis que son auteur fut accusé de nihilisme, elle fut modifiée quelques décennies après sa mort (à partir de 1660, à l’époque de la Restauration en Angleterre, la fin tragique de l’oeuvre est changée en un triomphe optimiste de la justice), à travers des siècles d’interprétations scéniques diverses, privé du cours des récits parallèles et fut coupée (le texte originel de Shakespeare n’est rejoué sur la scène anglaise qu’en 1838[1]), la tentative dramaturgique fut critiquée comme étant linéaire car elle débute avec une cause d’où découle les seules conséquences prévues et possibles. Le Roi Lear subit les mêmes remarques et un traitement identique au cours du 19e, du 20e et même au début du 21e siècle. Petit à petit, pourtant, des voix quelque peu différentes se firent entendre, et l’on pourrait ajouter, avec juste raison, des analyses plus sérieuses, plus objectives et aussi plus complexes transformèrent l’avis général sur la pièce après la seconde guerre mondiale et l’on a commencé à parler du Roi Lear comme étant la meilleure des pièces dramatiques de Shakespeare.

Le renoncement au pouvoir et la réduction des biens matériels comme ce qui « distingue l’homme de l’animal » (nous paraphrasons ici les mots de Lear, mais nous les prenons avec reserve), le gant de Shakespeare jeté au visage du temps pour les temps futurs dans la première scène du premier acte est l’un des thèmes de la tragédie du Roi Lear qui est souvent, et peut-être même trop souvent, interprété comme un thème central par lequel se définit l’interprétation de l’ensemble du texte, négligeant parfois entièrement et parfois seulement en partie les autres thèmes de plus ou moins grande importance (Peter Brook indique ainsi « huit ou dix thèmes indépendants et tout aussi importants » qui structurent le texte[2]). L’abandon du pouvoir est la conséquence de la sénilité, les troubles de l’esprit, la folie (« qui offre tout de cette façon est déjà fou », a noté le poète Heine[3]), une âme noble, mais avec la raison d’un enfant, l’orgueil, le gâté royal ou le manque de responsabilité plaiden de nombreuses voix[4]. Comment en pourrait-il être autrement au sein d’une civilisation qui place le matériel et le pouvoir comme buts suprêmes et dans un monde qui a peur des changements et juge tous ceux qui tentent de faire tomber l’ordre stable et établi quel qu’il soit.

La scène du renoncement au pouvoir n’est pour Shakespeare qu’un chemin conduisant à d’autres thèmes, et parmi les effets attendus, c’est celui d’un chemin allant vers les profondeurs et l’essence même de l’être. Quelque soit le motif et la raison que l’on trouve à l’acte de Lear d’abandonner le pouvoir (la folie en germe, la sénilité, l’orgueil, acte sincère ou élevé…), nous ne pouvons contester le fait qu’il représente l’action de faire tomber un masque. Du reste, Shakespeare exploite le motif « du » ou « des masques » dans chacune de ses pièces et l’utilise de façon particulièrement complexe et avec esprit dans la comédie La douzième nuit. En se retirant du pouvoir, Lear retire de son visage le masque du souverain, inconscient de son acte et du fait qu’il s’agisse d’un masque, ce qui explique que le processus soit montré de façon si douloureuse et si longue. Le fait de retirer un masque représente ici également une condition pour se connaître soi-même et connaître l’essence même de son être. Mais dans le Roi Lear de Shakespeare, tous les personnages portent un masque et tous sont enclins à penser que l’un des masques que portent les autres (car la plupart en change à plusieurs reprises) représente leur véritable visage. Seul un personnage, la plus jeune des filles de Lear, Cordelia, devine les masques et refuse de participer à ce jeu ; elle n’accepte tout simplement pas d’en porter; au moment même où Lear fait tomber le masque du souverain, Cordelia refuse de revêtir ses sentiments sous un masque de mots et est puni en conséquence. Le premier acte du drame annonce le suivant : Cordelia représente l’avenir de Lear et elle est volontairement tenue à l’écart de la scène tandis que Lear traverse son chemin de croix qui le mène à se liberer de son masque avant que tous deux ne se retrouvent pour vivre ensemble le destin inévitablement tragique des êtres sans masque dans un monde qui l’est.

Si tu veux qu’ils t’entendent, chuchote

L’histoire du Roi Lear est présente dans la littérature écrite depuis presque neuf cent ans. Le premier à l’utiliser est Geoffrey de Monmouth entre 1135 et 1139[5], d’autres auteurs la reprennent sous différentes variantes et diverses formes. Le dernier à le faire a été Edward Bond dans sa pièce Lear presque quatre cent ans après le Roi Lear de Shakespeare.

Bond est l’un des représentants de la deuxième (nouvelle) vague de la littérature dramatique britannique d’après guerre qui, sous la forte influence du théâtre de Brecht, crée une nouvelle conception du caractère et du rôle du théâtre, Bond communique l’idée de théâtre politique dans sa pièce Lear, mettant au centre des préoccupations le thème du pouvoir et lui opposant la question du rôle du poète (ou de l’artiste en général) qui devient l’antipode du souverain. Dès le début de la pièce, dès la première scène, Bond échappe à tout ce qui pourrait créer une confusion dans la compréhension et l’interprétation du texte ; son Lear ne se retire pas du pouvoir volontairement, il est privé du pouvoir ; il possède la fermeté cruelle du souverain, ne montre pas de signes de vieillissement et ne passe pas par une phase de folie-purificatoire pour atteindre l’essence de l’Etre. En effet, le chemin qui le mène à une prise de conscience ne le conduit pas vers la connaissance de l’Etre humain mais de celle de l’Etre social. Cette prise de conscience n’étant possible que lorsque l’homme se trouve à la périphérie (sociale et extérieur), comme c’est le cas de Lear après la perte du pouvoir. De là, tout se voit plus clairement, tout se comprend mieux, le pouvoir comme la nature. Ce n’est que lorsqu’il se trouve à la périphérie que l’homme est en mesure d’être en harmonie avec la nature et avec lui-même.

Les personnages de Bond ne portent pas plus de masques qu’ils n’en changent, ils montrent leur visage. C’est pourquoi la Cordelia de Bond ne sert pas à annoncer l’avenir de Lear mais à montrer l’image de son passé. Ce n’est pas la plus jeune de ses filles mais un révolutionnaire issu d’une périphérie sociale, de la classe des opprimés, un révolutionnaire qui, par la révolte contre le pouvoir, s’empare seul du pouvoir et devient souverain. Quand il n’y a pas de masque, il n’y a pas le Fou qui est traditionnellement protégé par le masque de la sottise, le seul qui sans conséquence dit la vérité. Il n’y a donc pas de protégés, celui qui dit la vérité devient vulnérable et d’une certaine façon est aussi puni.

Bond installe un mur sur scène, comme un participant omniprésent, par lequel tout commence et sur lequel tout se termine. Ce mur est à la fois le symbole de tous les murs, depuis ceux, rééls qui se construisent entre les peuples et les Etats, jusqu’aux murs imaginaires chimériques que l’homme élève pour défendre ses idées et ses illusions.

Le miroir que Shakespeare a placé devant des siècles et des générations d’interprètes, Bond l’a posé, quatre cent ans plus tard, devant son Lear, car Lear devient un être conscient au moment où il voit son reflet dans le miroir. Et qui est cet être conscient pour Bond ? Son Lear est un « druide ». Il relate publiquement des récits allégoriques. Il est poète (le seul personnage des pièces dramatiques de Bond à s’exprimer en une langue poétique). Les gens se rassemblent autour de lui pour l’écouter tandis que le pouvoir s’inquiète de son influence et de l’éventuelle prise de conscience de la « masse ». C’est pourquoi il en exige le silence avant de le lui imposer. Privé de son public, déçu par Cordelia (en tant que révolté, elle représente son espoir en de possibles changements, en tant que souverain, elle est sa déception), Lear se sent seul, isolé. En prenant conscience de son impuissance et de l’impuissance de la littérature, il se décide à agir et se met à démolir le mur. Il n’agit pas de la sorte car il croit que cela le conduira de manière efficace à un changement. Le dernier acte de Lear est bien un cri muet de résistance et d’impuissance. La conscience de sa propre impuissance fait alors justement de Lear un héros tragique.

Bond écrivit sa pièce dans les années 70, à une époque où «la raison avait déjà privé d’événements le trame mythique»[6] sous l’influence du théatre de l’absurde et dans une forte atmosphère de résistance et de desespoir parmi les artistes, qui trouve son point culminant avec les happenings de Body-art de l’artiste autrichien Rudolf Schwarzkogler allant jusqu’à s’aveugler et se castrer devant le public[7].

N’était-ce pas là la véritable fin du courant d’idées et d’activités des expressions les plus fortes et les plus brutales au nom desquelles on entreprit de montrer une image nue du monde contemporain et une résistance individuelle à ce monde qui éveillerait la conscience et la résistance chez les autres? Est-ce là une fin de l’esthétique qui n’a pas donné les résultats espérés ? L’esthétique n’a-t-elle pas ouvert brutalement un nouvel espace pour une industrie culturelle offrant ou, mieux, imposant des images douceâtres aux masses, leur promettant que les privilégiés soufrent, que le pouvoir et l’argent ne sont pas les garants du bonheur et d’une vie sans inquiétudes, que les méchants sont punis sans exception et que les bons sont largement récompensés tout en les abreuvant d’autre part d’exemples brutaux mais virtuels conséquents de la violence (des exemples rééls ou de fiction qui se transforment en virtuel par l’action des media visuels) ?

Qu’en est-il de Lear aujourd’hui, quatre cent ans après Shakespeare et trente cinq après Bond ? Le monde actuel ne ressemble plus à celui de Shakespeare, pas plus qu’il ne ressemble à celui de Bond. Il n’y a plus pour ainsi dire de souverain que l’on pourrait montrer du doigt ou qui pourrait se retirer du pouvoir. Car il n’est plus dans ses mains et ne dépend plus de sa volonté, il appartient aux marchands qui se sont construit des temples à leur mesure deux mille ans après que le Christ les ait eu chassé du temple de Dieu. Empruntons pour finir les mots du poète de l’histoire et des mythes, Robert Graves : nous vivons au sein d’une civilisation dans laquelle... « les emblèmes premiers de la poésie sont déshonorés... le serpent, le lion et l’aigle appartiennent aux chapiteaux de cirque; les élans, les saumons et les sangliers aux fabriques de conserves ; le cheval de course et le lévrier aux paris ; et la sainte forêt aux scieries... un monde dans lequel l’argent pourra tout acheter sauf la vérité et acheter chacun d’entre nous sauf le poète désireux de vérité[8].

* communication lue lors des 42e rencontres internationales des écrivains de Belgrade, 2005



[1] Ronald Harvud, Istorija pozorišta, (Histoire du théâtre) Beograd, Clio, 1988, p. 230.

[2] Peter Brook, The Shifting point (le point de rupture), London-New-York, Methuen Drama, Harper and Row Inc, 1989, p. 87

[3] Hugo Klein, « Lirovo ludilo » (la folie de Lear), Shakespeare i Covestvo (Shakespeare et l’humanité), Prosveta, Beograd, 1964, p. 106.

[4] N’en citons que quelques uns : Nikola K, Shakespeare tragicar, “Kratak srecan zivot kraja Lira” (La courte et heureuse vie du Roi Lear), Sarajevo, Svjetlost, 1981. Laurence Olivier, On Acting (Au sujet du jeu d’acteur), London, Xeidenfeld and Nicolson, 1986. Et l’oeuvre de Hugo Klein déjà cité.

[5] Geoffrey of Monmouth, Historia Regnum Britanniae (Histoire du Royaume de Grande-Bretagne)

[6] Mair Musafija “Covekov lik pod sudbinskim vremenom” (Le visage de l’homme et le destin du temps), Letopis Matice srpske, Novi Sad, Matica srpska, god. 164, kw. 441, sv.5, maj 1988, str.871.

[7] Schwarzkogler était membre du dit ‘groupe de Vienne’ et le happening dont il est question eut lieu en 1969.

[8] “The prime emblems of poetry are dishonoured… In which serpent, lion, and eagle belong to the circus-tent; ox, salmon and boar to the cannery; race-horse and greyhound to the betting ring; and the sacred grove to the saw-will… In which money will buy almost anything but truth, and almost anyone but the truth possessed poet.”, Robert Graves, The White Godess, A historical Grammar of Poetic Myth (Grammaire historique du mythe poétique), New York, Farrar, Straus and Giroux, 2000.

На Растку објављено: 2007-06-10
Датум последње измене: 2007-08-10 22:23:38
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