Miodrag Sibinović

L'approche de la traduction de la poesie

La réflexion théorique sur la traduction est aussi ancienne que la traduction littéraire elle–même, elle date de l'antiquité. L'histoire des jugements théoriques sur la traduction est évidemment riche et pleine d'enseignements. Cependant la théorie de la traduction littéraire, en tant que domaine particulier de la théorie générale de la création littéraire, ne s'est affirmée qu'au cours de ces cinquante dernières années.

Les problèmes de la théorie de la traduction sont actuellement étudiés de façon approfondie par les sciences de la littérature dans tous les milieux culturels développés. L'approche de la traduction, conformément à l'approche de l'œuvre littéraire, fait apparaître des conceptions philosophiques et esthétiques différentes, ce qui se reflète évidemment sur les résultats obtenus.

Les études littéraires marxistes, en prenant comme base les principes du matérialisme historique et dialectique et en se servant des résultats obtenus, d'une part dans la linguistique dont le développement a été fulgurant ces dernières années, et d'autre part dans la sémiologie contemporaine et en particulier dans la théorie de l'information — ont produit une série d'œuvres de valeur sur la théorie de la traduction. Toutes ces œuvres se situent dans le développement de la conception de base marxiste de la traduction littéraire, formulée parmi les premiers par l'érudit soviétique A. A. Smirnov. Dans son article de 1934 La Méthode de la traduction littéraire Smirnov souligne, entre autres, qui le but principal de toute traduction littéraire est de transmettre le sens du contenu, l'expression des émotions et la forme de la structure linguistique de l'œuvre originale. Il attire l'attention sur l'idée „que l’œuvre littéraire proclamée, du point de vue idéaliste, entité absolument achevée fermée sur elle–même et impossible à reproduire, ne laisse pas de place à une traduction exacte dans le sens de la reproduction d'une entité — œuvre d'art comportant les trois éléments précités (sens, émotion, structure linguistique) et leurs rapports internes. Mais si l'on considère comme l'essence d'une œuvre l'impression générale émotionnelle et esthétique qu'elle laisse, si tous les divers moyens linguistiques ne sont considérés que comme des moyens contribuant à cette impression, alors le problème d'une traduction exacte, dans le sens d'un équivalent adéquat, devient soluble". Smirnov présente son idée d'„une traduction adéquate" comme suit: „Une traduction sera reconnue adéquate si elle transfère toutes les intentions (volontaires et involontaires) de l'auteur qui exercent sur le lecteur une influence esthétique du point de vue des idées et des émotions en respectant dans toute la mesure du possible (grâce à des équivalents précis ou des substitutions adéquates) les moyens d'expression de l'auteur quant à l'image, au rythme, au coloris etc. Nous devons cependant juger ce dernier élément non comme un but en soi, mais seulement comme un moyen en fonction de l'obtention de l'effet général. Évidemment l'élimination des éléments moins importants impose certains sacrifices."

Donc la théorie, qui insiste sur le transfer fidèle des intentions et des idées de l'original, reliées par un lien dialectique aux formes d'expression de la structure de l’œuvre littéraire, souligne aussi l'importance cruciale des détails pour l'esthétique de l'ensemble — et admet comme procédé d'art productif la combinaison d'une traduction littérale et d'une adaptation artistique, sans fixer pourtant la limite (qu'elle ne pourra d'ailleurs jamais indiquer) aux changements créateurs apportés au texte de l'original. La relation entre la théorie et la pratique de la traduction est semblable au rapport entre la théorie de la littérature et la pratique littéraire: la théorie ne peut pas faire naître un artiste, mais elle peut accélérer son développement.

La théorie donne une réponse de principe à la question suivante: comment faut–il chercher des équivalents et des substitutions? Si toute image poétique comporte, en principe, une composante exprimant un message poétique plus large, général, avec, parallèlement, une dimension non moins importante de la sensation individuelle, concrète de l'auteur — idée qui nous semble tout à fait acceptable — les solutions peuvent et doivent être cherchées dans la cadre du transfert du contenu, de ses idées, tandis qu'une forme concrète (image) peut être substituée par une autre et l'expression émotionnelle de l'image peut être cherchée parmi des équivalents ou des substitutions de valeur similaire.

La pratique de la traduction impose dans ce transfert d'une langue dans une autre toute une série de solutions concrètes pour des formes données de l'expression littéraire. En élevant de telles solutions au niveau théorique la théorie de la traduction stimule et facilite le travail du traducteur. Cependant la traduction de la poésie est une activité artistique conditionnée par l’œuvre originale vivante, complexe et particulière par certains de ses aspects. Il est donc impossible de donner une liste de solutions concrètes utiles dans toutes les occasions. La théorie donne des cadres généraux, une orientation méthodologique générale et un vrai traducteur est toujours, devant une œuvre littéraire nouvelle, un créateur qui réunit dans son travail des éléments d'analyse de l’œuvre littéraire (comme critique littéraire, théoricien et très souvent aussi historien de la littérature) qui, à partir de sa propre vision concrète de l’œuvre originale donnera sa traduction dans la langue cible. Il en fera une œuvre d’art dont les dimensions (contenu, esthétique) égaleront par leur puissance celles de l’œuvre originale. Mais une étude approfondie des procédés utilisés nous fournit une base plus sûre aussi bien pour la traduction même que pour l'évaluation de la traduction poétique.

Le rapport entre la théorie et la pratique et très complexe. Je tâcherai de l'expliquer sur l'exemple de la traduction du poème La Femme en août d'André Voznesenski. Voici l'original du poème:

Присела к зеркалу опять,

в себе как в роще заоконной,

все не решается прознать

красы чужой и незнакомой.

В тоску заметней седина.

Так в ясный день в лесу по–летнему

Листва зеленая видна,

А в хмурый — медная заметнее.

Au Club des jeunes traducteurs de la Tribune des langues slaves de la Faculté de Philologie nous avons eu trois traductions de cette poésie. La traduction de l'étudiante de IVe année Milana Dugonjić est la suivante:

Opet se ogledaš, ženo,
duša ti šuma tajanstvena,
novo je lišće opet zeleno,
nova lepota bezimena.

U tuzi sede su vidljivije.
Kô kad je lišće u letnje vreme
pod suncem zeleno, providnije,
a mrko-žuto — u nevreme.

(Tu te mires encore, femme*
forêt mystérieuse est ton âme
le feuillage nouveau est vert,
la beauté nouvelle anonyme.

Dans la mélancolie les cheveux blancs se voient plus.
Comme lorsque le feuillage qui en été
au soleil est vert, plus transparent
et brun-jaune sous le ciel gris.)

Tomislav Dušanović, étudiant de Ille année a traduit la même poésie ainsi:

Eto te opet ogledalu,
u duši kô u šumi ranoj,
zazireš sve da odaš hvalu
lepoti stranoj i neznanoj.

Seti je primetnija sedina.
Kô što je šumi vedrog dana
zelena listova svetlina,
a tmurnog — bakarno satkana.

(Te voilà encore devant le miroir,
dans ton âme comme dans une forêt jeune
tu crains de chanter louange
à cette beauté étrangère, inconnue.
La mélancolie remarque mieux le cheveu blanc. De même par une journée claire dans la forêt l'éclat des feuilles est vert et tissé de cuivre par un jour sombre,)

* La traduction littérale des vers devrait permettre au lecteur de suivre le texte de l'article plus facilement. (N. du tr.)

Ces deux traductions ont servi de base à la discussion développée au cours de la réunion de travail du Club des traducteurs, ce qui a permis d'arriver à une troisième version:

Prilaziš opet ogledalu,
u duši kô u šumi tamo,
zazireš sve da odaš hvalu
lepoti stranoj i neznanoj.

Primetnija je sedost seti.
Kô što su vedrog dana svetlije
zelenog lišća rukoveti,
a tmurnog — bakrene primetnije.

(Tu t'approches encore du miroir
dans ton âme comme là–bas dans le bois
tu crains de chanter louange,
à la beauté étrangère inconnue.

La mélancolie fait remarquer les cheveux blancs.
De même une journée claire rend plus lumineux
les bouquets de feuillage verts
qu'un jour sombre rend plus cuivrés.
)

Du point de vue de la poétique dans notre langue les trois traductions sont belles. Les trois traductions sont aussi au niveau des standards actuels de notre art de traduire. Mais compte tenu qu'une traduction est jugée en corrélation avec l’œuvre originale, il est normal de supposer que les trois variantes du poème de Voznesenski en serbo–croate diffèrent cependant par le degré de fidélité à l'original dans les détails qui forment son système fonctionnel.

Essayons de distinguer les éléments essentiels dont ta combinaison fait du poème de Voznesenski une œuvre d'art aux idées, à l’esthétique et au contenu donnés.

Le premier élément qui nous frappe c'est le fait que l'idée poétique repose sur les images–parallèles, celles, de la femme et de la forêt confrontées à la beauté étrangère, inconnue.

La femme est caractérisée directement et indirectement: directement par l'information qu'elle s'est encore approchée du miroir, ce qui indique la durée du conflit lyrique dont il est question et qu'elle ne se décide pas encore à admettre cette autre beauté; indirectement par son état psychique, mélancolique, triste, qui lui fait voir plus clairement les cheveux blancs. Si l'on tient compte du fait que le mois d'août est la saison de la maturité de la nature, époque de l'année qui est loin de la jeune croissance printanière et déjà au seuil de l'automne et du flétrissement, il est évident que le titre La Femme en août fait partie de la caractérisation indirecte de l'état psychique de la femme.

Ce même motif, le mois d'août, caractérise indirectement la forêt également. Le mois d'août en tant que motif poétique est la base du parallèle entre la femme et la forêt. La forêt est présentée comme un objet lyrique, un objet d'observation lors des jours ensoleillés et des journées où le soleil est caché par des nuages opaques. Un élément très important est celui qui rattache les journées claires au vert feuillage d'été et les journées sombres aux feuilles ocres et cuivrées qui appartiennent à l'automne. Le confit psychologique de la femme se rattache ainsi au passage inévitable de l'été à l'automne de la vie. Ce qui permet de relier le motif des cheveux blancs à l'image poétique.

Le conflit lyrique du poème est provoqué par la manifestation de la beauté étrangère et inconnue. Ce qui est pourtant frappant c'est que la caractérisation de cette beauté dans le poème change de point de vue: en effet et la femme et la forêt sont présentée du point de vue d'un tiers — du poète, observateur neutre, pour ainsi dire, tandis que la beauté est caractérisée du point de vue d'un, des objets de l'observateur — du point de vue de la femme. La beauté est donc donnée dans une vision plus engagée, plus subjective. Nous remarquerons également que la définition étrangère, inconnue ne nous permet pas de voir quelle est cette beauté. C'est peut–être la beauté d'une personne plus jeune, plus fraîche, la beauté d'une rivale dont le temps va venir, mais la texte du poème nous permet aussi de penser qu' il s'agit de la beauté du sujet, donc de cette femme qui a gagné avec la plénitude de sa maturité de nouveaux traits, qui la rendent à cette femme, connaîsant bien sa propre beauté antérieure, étrangère et inconnue. Le contexte nous oriente précisément vers cette seconde interprétation, mais la polyvalence de l'image poétique donne une importance particulière aux significations secondaires potentielles.

Si nous essayons déjà de préciser la nature de l'énoncé poétique de Voznesenski dans ce poème, nous devons accorder l'attention nécessaire au fait qu'en plus du parallélisme femme — forêt, l'émotion provoquée par la manifestation de la beauté „étrangère et inconnue" concerne uniquement la femme. Il n'y a donc pas pathétique anthropomorphe romantique. L'énoncé poétique reste dans les limites des rapports extérieurs et des proportions de la réalité de la vie.

Le discours poétique est d'une importance primordiale pour la dimension esthétique du poème, c'est dire la manière dont certains motifs sont amenés jusqu'au foyer de l'attention du lecteur.

Si l'analyse en tient compte il ressort que cette suite d'informations données dans la première strophe, tout en indiquant le conflit principal, tout en étant orientée directement vers l'état émotionnel de la femme, définit en fait avec beaucoup de retenue cet état, en restant même assez vague. Nous avons déjà remarqué qu'il n'est pas dit clairement à qui appartient cette beauté qui déprime la femme et qui elle est (ceci vaut surtout pour la première strophe). Nous remarquons également que l'état émotionnel de la femme dans cette partie de l'énoncé est représenté par une autre image plus vague encore: в себе как в роще заоконной. Le manque de précision vient de la pluralité de sens de cette image.

La concrétisation linguistique de la pensée du poète, oriente quand même le lecteur, car elle réduit le nombre de variantes possibles comparant l'état émotionnel de la femme au bois derrière la vitre. En introduisant l'adjectif заоконный qui n'est pas utilisé (dans cette combinaison) dans la langue standard de communication et en le situant par l'inversion à la fin du vers, Voznesenski le rattache par la rime au mot qui caractérise la beauté étrangère comme inconnue (заоконной–незнакомой) et accentue par les moyens du langage poétique la deuxième partie du syntagme. Il souligne ainsi les significations primaires de Роща заоконная par rapport à celles de la première partie. Il est cependant important pour la ligne et la dynamique de l'énoncé du poète de faire remarquer que l'image reste à double sens.

Après une aussi large gamme d'indications, le développement émotionnel devient dès le premier vers de la deuxième strophe plus précis dans son orientation. L'information „B тоску заметней седина" permet de conclure que l'humeur de la femme est plutôt mélancolique, ce qui lui fait remarquer plus facilement ses cheveux blancs. Cette remarque, en tant qu'information complémentaire, jette une lumière nouvelle sur l'équivoque de la première strophe: elle nous oriente vers une interprétation où le problème du vieillissement de la femme sera primordial. Mais tout en précisant la direction émotionnelle du poème cette remarque est un lien, peut-être même la base, de l'extension du message jusqu'aux cadres de l'universel. Car la femme n'est plus mentionnée comme objet lyrique. Elle est toujours présente dans le contexte de la deuxième strophe, mais la confrontation avec la beauté étrangère et inconnue d'un être qui a connu des jours plus heureux, des jours où toutes les feuilles étaient vertes, d'un être qui est actuellement sous le signe de la mélancolie et des feuilles cuivrées; ainsi cette confrontation prend–elle le sens d'une situation humaine généralisée.

Le lexique du poème suit, ou plutôt renforce, l'impression laissée par l'énoncé poétique. Dans la première strophe tout en disant que la femme s'installe devant le miroir et hésite à reconnaître la beauté inconnue, le poète ne nous dit pas vraiment ce que cette femme voit. Dans la deuxième strophe l'énoncé tout entier est orienté sur ce qu'on voit. C'est dans ce contexte que les images ясный день, et хмурый день, sont situées et dans trois vers sur les quatre apparaissent des lexèmes indiquant l'action de regarder, de remarquer (ce sont les seules marques de l'acton dans ce fragment d'énoncé du poète). Un autre élément caractéristique, essentiel pour l'expression poétique est le lexème employé pour les feuilles vertes, qui n'ont pas encore perdu leur fraîcheur, lexème qui indique en état normal, habituel (листва зеленая видна) tandis que les cheveux blancs et les feuilles

cuivrées sont accompagnés d'un mot où le sens de découverte, de perception est plus fort (sens encore accentué par le comparatif: заметней седина et меднаы заметнее). Par ce choix des mots et des formes et par le parallèle lexical, qui renforce le lien de comparaison entre l'homme et la forêt en août, Voznesenski semble accentuer, souligner le point de gravitation émotionnel de son poème.

La structure rythmique et euphonique est évidemment très importante pour l'impression esthétique que laisse ce poème. Ces composantes–là d'une œuvre littéraire, poétique, sont inséparables de la signification de l'œuvre.

La présence de la régularité rythmique est tout d'abord le signe d'une façon particulière de s'exprimer qui fait la différence entre celle–ci et le parler „informel". C'est en tout cas une indication que l'œuvre appartient à la poésie au sens strict du terme, tout en étant l'expression d'une charge lyrique puissante — constante dans l'œuvre littéraire où elle se manifeste.

Le fait que l'eurythmie du poème de Voznesenski repose sur le système de versification syllabo–tonique (dominant dans la poésie russe depuis la quatrième décennie du XVIIIe jusqu'au début du XXe siècle, mais productif encore aujourd'hui à côté du système tonique de versification) n'est pas sans importance pour la dimension esthétique de ce poème de Voznesenski.

Si nous examinons sa structure rythmique du point de vue de la tradition du processus littéraire russe nous remarquons qu'il n'est pas sans importance que ce poème soit écrit précisément en iambes. Lomonossov a élevé au niveau de la norme, dans la poésie du classicisme russe, son impression selon laquelle les thèmes nobles s'accordent mieux avec l'iambe. Les poètes du XIXe enrichissaient la structure rythmique de la poésie russe dans le sens d'une égalisation quantitative de tous les pieds du vers syllabo–tonique (ce processus allait progressivement de l'iambe au trochée et ensuite vers des pieds trisyllabiques). Les poètes du XIXe ont rejeté les normes rigoureuses de la poétique classiciste. Les romantiques déplaçaient et, si l'on examinait dans l'ensemble le résultat de leur travail littéraire, élargissaient considérablement les limites de l'idée de la noblesse et de l'importance des thèmes.

Toutefois, les romantiques écrivent — et cela est caractéristique — sur des thèmes qu'ils considèrent nobles et importants en vers iambiques. Les classiques également traitent un de leurs genres préférés — l'ode — toujours en iambes de quatre pieds tout comme les romantiques de la poésie russe qui donnent précisément à leurs poèmes cette structure rythmique. Donc malgré les corrections apportées à la proportion de certains pieds, le sentiment que les œuvres élevées demandent naturellement le vers iambique s'est maintenu. Cette tradition est respectée dans les œuvres des réalistes qui écrivaient en vers. Par exemple Pouchkine a écrit en iambes toutes ces grandes œuvres réalistes (y compris le poème Le Cavalier d'airain, la tragédie Boris Godounov et son roman Eugène Oniéguine.) Cette tendance est évidente plus tard également, en ce n'est certes pas par hasard que Blok écrit en iambes son poème Némésis, conçu comme une large fresque philosophique sur l'évolution de la vie et la place de l'homme en tant qu'individu dans cette évolution. Les Pensées libres de Blok sont aussi rédigées en iambes aussi bien que le cycle ïambes. Une attitude similaire peut être remarquée chez d'autres poètes russes du XXe siècle: Pasternak, Zabolocki, Akhmatova, etc.

Compte tenu de tout ce qui précède il devient évident que ce poème, qui ne fait que fixer à première vue un moment, une ombre dans l'humeur d'une femme — soit écrit en iambes, car l'union de ce thème éminemment intime avec le rythme iambique annonce déjà une signification plus large, universelle de l'expression poétique. L'iambe est dans La Femme en août un signe du mouvement qui, en faisant se succéder les motifs, élève progressivement la signification du poème du niveau individuel à un problème humain universel. Nous arrivons à cette conclusion en nous tournant vers l'histoire du vers russe et de la poésie russe. Le lecteur russe, lui, perçoit cette tendance sémantique spontanément grâce à ses lectures.

Mais Voznesenski donne en même temps à son vers iambique une forme d'énoncé poétique actualisé. Il parvient à cette actualisation en se servant de plusieurs éléments: il alterne les rimes masculines classiques dans les vers impairs avec des rimes modernes assonantes dans les vers pairs; les rimes masculines dans les vers impairs alternent avec des rimes d'abord de structure féminine puis dactylique dans les vers pairs, ce qui est fort rare dans la poésie russe classique; les vers pairs sont prolongés, par rapport aux vers impairs, d'une syllabe dans la première strophe et de deux dans la seconde. Tout cela donne l'impression d'une forme poétique au rythme plus lâche, plus libre que le poème classique à la structure iambique.

Dialectiquement lié au niveau thématique, le niveau euphonique du poème La Femme en août contribue à l'impression générale tout en précisant la signification, autrement dit il marque le point de gravitation émotionnelle de l'image poétique que présente Voznesenski.

Parmi les éléments qui contribuent à l'impression générale la domination des consonnes spirantes et chuintantes est remarquable, elles campent littéralement une image où le bruissement du feuillage dans la forêt prend une signification symbolique, celle de l'image d'une douleur muette.

Si l'on accorde une attention particulière aux parties reliées verticalement et soulignées par des rimes on verra qu'il s'agit des mots signifiant: опять — признавать; заоконной — незнакомой; седина — видна; пo–летнему — (медная) заметнee.

Si nous nous arrêtons sur la tonalité des syllabes accentuées, nous verrons que le poème est dominé par des tons profonds (voyelles basses). Sur un arrière–plan de ces tons profonds un a haussé avec une excursion et une recursion douces se distingue dans la première strophe en: опять. Dans la deuxième strophe le ton est haussé deux fois dans le deuxième vers par la distinction des mots день et по–летнему; et deux fois le comparatif de l'adjectif заметный, dans les syntagmes: заметней седина et недная заметнее.

En résumé de cette analyse, adaptée à notre dessein, nous pourrions dans le cas du poème de Voznesenski dégager les composantes essentielles suivantes:

L'intention du message poétique. Tentative de présenter la naissance d'un nouvel état émotionnel qui apparaît lorsque, au seuil de la maturité, face à l'idée de l'éphémère des valeurs de la vie et de la relativité de la beauté, donc de l'éphémère et de la beauté et de la vie, on ressent les premiers coups de l'insécurité.

La situation. Une femme, en août, s'assied à nouveau devant son miroir dans un état d'âme qui correspond d'une certaine manière à l'image de la forêt en août visible par la vitre de la fenêtre. Elle n'est toujours pas décidée à reconnaître une beauté étrangère, inconnue.

Le niveau des images statiques reliées en un ensemble:

1–ère strophe

август

женщина

роща заоконная

хмурый день

2–e strophe

ясный день

тоска — седина

по–летнему зеленая листва

медная листва

Le niveau dynamique:

1–ère strophe

  1. a) Присела к зеркалу опять
  2. b) Все не решается признять

2–e strophe

  1. a) зеленая листва — виднa
  2. b) аесина, медная листва — заметнее

Le niveau de l'eurythmie:

  1. a) Iambe
  2. b) Prolongation des vers pairs

Le niveau de l'euphonie:

  1. a) Les consonnes spirantes qui sonorisent l'image visuelle et intentionelle
  2. b) La qualité des rimes en tant qu'accord plus moderne et comme porteur des parties–clés de l'énoncé poétique
  3. c) La hauteur du ton des voyelles accentuées dans les parties–clés de l'énoncé poétique

Si maintenant, après avoir distingué les composantes essentielles de la structure sémantique et esthétique du poème de Voznesenski, nous prosédons à une tentative d'évalution des trois traductions citées nous parviendrons aux conclusions suivantes: Au niveau de l'eurythmie les trois traductions ont conservé le minimum de fidélité à l'original: les traductions ont respecté les vers iambiques de Voznesenski. Il est vrai que dans les traductions ce ïambe est de structure plus lâche, mais c'est avant tout une question des différences entre le serbo–croate et le russe. Il était pourtant important et justifié de transférer l'iambe russe en iambe serbo–croate, puisque l'iambe, depuis qu'il s'est affirmé dans la littérature serbe, est rattaché aux chants solennels sur des thèmes „nobles" (Jakšić: La Patrie, Šantić: Nous connaissons notre destin, Crépuscule sur la falaise, Bojić: Le tombeau bleu).

Les trois traductions rendent également les principaux traits euphoniques de l'œuvre originale: les consonnes spirantes y dominent; les rimes y sont plus lâches que les rimes classiques, ce qui donne au poème de structure iambique une expression plus contemporaine. Il faut reconnaître toutefois que les trois traductions ont renoncé aux rimes masculines et qu'il n'y a pas d'éléments accentués par la variation de la tonalité des voyelles. Ces défauts ne déparent pourtant pas les traductions, en effet les mots avec accent sur la dernière syllabe sont plus rares en serbo–croate qu'en russe et dans la pratique la traduction doit remplacer les rimes masculines par des rimes féminines, d'autre part la mise en relief de certaines parties par la variation des voyelles n'est que secondaire dans l'œuvre originale même.

Les trois traductions rendent aussi pour l'essentiel l'intention du message poétique. Cependant la première traduction a affaibli l'aspect dramatique du conflit lyrique, car l'omission d'un élément important modifie considérablement la situation qui exprime le message du poète („le feuillage nouveau est vert" pour „все не решаешься признать") car on ne voit pas que la femme hésite encore à reconnaître cette beauté étrangère et inconnue.

D'autre part, les deux autres traductions ont à cause de la rime (ogledalu — hvalu) décalé quelque peu le sens du poème (moins il est vrai que la première traduction) en remplaçant la Reconnaissance" par des „louanges". Cependant, si la beauté n'est pas interprétée comme la beauté d'une autre femme, plus jeune, mais comme la beauté de la femme devant le miroir, qui s'engage avec la maturité sur le deuxième versant de la vie, alors la traduction requiert une autre solution. Il faut d'ailleurs souligner que cette solution ne peut pas être cherchée en dehors du système général de ce poème en tant que fait esthétique. Donc, s'il faut déjà choisir entre une signification littérale en négligeant la rime ou bien respecter la rime au prix d'un décalage mineur de sens, alors cette deuxième solution est la bonne, car elle garde la structure euphonique de l'œuvre originale, élément fort important de la composante esthétique.

Ce qui frappe également c'est qu'au niveau des images statiques les trois traductions diffèrent considérablement tout en s'éloignant de l'œuvre originale. L'image роща заоконная devient dans la première traduction forêt mystérieuse, dans la seconde forêt jeune, dans la troisième là–bas dans la forêt. Cette transformation est évidemment due à certains facteurs objectifs. D'abord la traduction exacte du parallèle женщинароща, en raison de la différence du genre serait femme — bosquet ou femme — petit bois. La solution avec un diminutif de forêt n'en serait pas une puisque Voznesenski ne l'a pas employée et pourtant le diminutif est en russe bien plus fréquent qu'en serbo–croate. D'autre part la base métrique du vers est l'iambe et le diminutif a trois syllabes. D'après la signification du syntagme роща заоконная qui s'est avéré dans notre analyse essentiel pour l'expression du poète dans la structure du poème en tant qu'entité, on voit que la traduction par forêt est acceptable comme substitution.

La situation devient plus complexe quant à la seconde partie du syntagme: toute traduction littérale de saotconnasi n'aurait en serbo–croate rien de poétique, il faudrait recourir à une traduction descriptive. Mais l'information condensée dans le vers relativement court de Voznesenski ne permet pas d'élargissement descriptif. Il a donc fallu chercher une substitution de l'image. Il a été pour ainsi dire impossible de conserver toutes les significations de l'image de Voznesenski. Dans des cas semblables il n'y a qu'une alternative: le traducteur choisira sa propre interprétation de l'image présentant sa vision personnelle (forêt mystérieuse, forêt jeune), ou bien il tentera d'élargir l'image en la neutralisant et en la transformant pour qu'elle embrasse, en plus d'autres significations toutes les significations de l'image de l'original (là–bas dans la forêt ce qui indique la distance physique entre la femme et la forêt). Les deux procédés ont leurs bons et leurs mauvais aspects: l'interprétation rétrécit la signification de l'original, par contre elle peut donner des solutions impressionnantes et poétiques; la neutralisation ne rétrécit pas la richesse du contenu, mais ce procédé offre rarement des solutions satisfaisantes du point de vue poétique, esthétique.

Dans la deuxième strophe les deux premières traductions ont perdu la force de l'expression de l'original où les cheveux blancs et les feuilles cuivrées se rattachent au lexème 3aMeru.ee. Il y a donc eu un décalage au niveau dynamique, qui est un facteur important dans le poème de Voznesenski. Au niveau des images statiques la première traduction transforme inutilement l'image les feuilles cuivrées en brun–ocrées ce qui réduit encore le sens de l'image de Voznesenski.

La troisième traduction, quoiqu'elle ait plus librement en apparence remmplacé зеленая листва par les bouquets de feuillage verts — transfère cependant avec la plus grande fidélité le contenu intégral de l'œuvre originale.

En essayant de présenter succinctement les conclusions de notre analyse nous pourrions dire ce qui suit: les trois traductions ont une force esthétique qui s'approche de l'original, car elles ont conservé le système des éléments eurythmiques et euphoniques ainsi que les composantes essentielles des images statiques du poème de Voznesenski. Donc le poème de Voznesenski dans sa totalité, en tant que message poétique unique avec tous ses détails importants, est rendu le mieux et le plus fidèlement dans la troisième traduction qui est dans notre exemple le fruit d'un travail collectif.

(Mostovi 2,1975)

Traduit par Ivanka Pavlović

На Растку објављено: 2019-12-22
Датум последње измене: 2019-12-22 16:46:02
 

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