Mitko Madzunkov

Le cirque

Même en rêve je forgeais des projets pour miner le sol autour du chapiteau, entailler la toile, ou m’introduire de n’importe quelle autre façon dans le cirque afin de voir le grand spectacle. J’étais prêt à tout : séduire la fille du gardien, voire même sa femme. ; me faire passer pour un clown, voler, mentir, commettre des crimes ! En vain ! Apparemment fragile et aérienne, la forteresse de toile semblait invincible.

Le chapiteau était dressée à l’extrême bout de la ville, là où finissaient les anciennes baraques et commençait un champ de pavot sauvage. Tel une défense d’éléphant, élevant vers le ciel se surface tendue et lisse, il resplendissait au soleil, bariolé comme un dragon de feu. Se balançant légèrement au vent et respirant avec sa large poitrine, on eut dit à la fois un jouet d’enfant et un navire géant sur l’étendue marine.

Etrangement, tout autour du chapiteau, s’étendait un vaste espace vide. On n’y voyait pas de roulottes, pas de gens, pas d’enfants ni même d’animaux. Dieu seul sait où dormaient les artistes. A côté de la porte d’entrée du chapiteau, il y avait pourtant une cabane où vivaient le gardien, sa femme et sa fille. Tard dans la nuit, quand arrivait le public, le cirque et tout l’espace alentour baignaient dans une cascade de lumière. Cela flamboyait de tous les côtés. Au milieu de cet éclat, de cette lumière somptueuse et ensorcelante, on aurait eu du mal à reconnaître son frère et, à plus forte raison, deviner d’où allaient sortir clowns, danseurs et dompteurs d’animaux sauvages.

Le public était strictement sélectionné. Quels que fussent les critères du choix, une importance capitale était accordée aux masques et aux costumes. Le port de masques était, en effet, obligatoire. En règle générale, tous les visiteurs qui portaient des masques de cochons, de chiens de mer, de bandits de grands chemins, devaient revêtir impérativement des costumes authentiques de grandes personnalités et seigneurs des temps passés. En revanche, ceux qui entendaient se déguiser en personnages d’époques plus récentes, devaient porter, outre des vêtements solennels que l’on pouvait facilement se procurer, un masque authentique du personnage en question. Et comme ce genre de masques ne se trouvaient pas en vente dans les magasins, tous ceux auprès de qui j’essayais de m’enquérir, ignoraient par quels moyens les convives allaient se les procurer. Mais ceux qui avaient choisi de se déguiser en personnalités des siècles passés devaient, eux-aussi, affronter de nombreuses difficultés. En effet, s’il était aisé d’acheter un masque de devin, de polichinelle ou de renard, où trouver un costume précieux de grand seigneur, brodé d’or et d’argent, incrusté de pierres précieuses ?

Pour un simple mortel, la solution la plus sage était donc de s’éloigner de ce lieu ensorcelant, d’effacer de sa conscience la coupole éclatante et le grand spectacle qui s’y jouait. Mais cela ne convenait pas à ma nature égoïste et indomptable, c’est pourquoi, bien qu’ayant perdu tout espoir de pouvoir entrer sous le chapiteau, je continuais à nourrir mes folles aspirations, croyant plus en l’invraisemblable qu’au bon sens...

Je ne saurais dire combien de temps je perdis en vaines tentatives. Un jour, enfin, le bonheur me sourit. Le chien du gardien m’y aida. Depuis longtemps, j’avais remarqué cet animal mais l’idée ne m’était pas venue qu’il pût m’être utile. Ce jour là, regardant le chien errer à travers les champs, loin du chapiteau, je le vis par hasard disparaître dans un trou d’où je ne le vis plus ressortir. J’attendis toute la journée. Vers le soir, en proie à une sorte de pressentiment inexplicable, je posai une pierre au-dessus du trou et je courus jusqu’ au chapiteau. Le chien dormait à côté de son maître. Comment avait-il pu arriver là ? Il ne me fallait guère d’inventivité pour conclure que le chien s’était servi d’un tunnel souterrain qui devait rattacher le cirque au monde extérieur. La question néanmoins se posait de savoir si la sortie du chemin secret se situait à l’extérieur du chapiteau, dans la maisonnette du gardien ou peut-être…

L’espace autour du chapiteau était intact et demeurait parfaitement propre. Sous divers prétextes, je réussis à pénétrer plusieurs fois dans la cabane du gardien. J’eus beau l’examiner attentivement ; je n’y décelai pas le moindre indice permettant de supposer que la sortie du grand tunnel se trouvait là. Donc ?

Je retournai dans le champ à l’endroit où j’avais vu le chien et le trou. La pierre le recouvrait encore. Je la retirai. Le trou était bien trop étroit pour laisser passer un chien et à plus forte raison un homme. Ne perdant pas une seconde, sans réfléchir, sans même me donner le temps de prendre une décision, je retirai mon manteau et, ayant élargi l’entrée avec un couteau, une lampe entre les dents, je me glissai sous terre. Je rampai en avançant centimètre par centimètre. Le spectacle devait être sur le point de commencer. J’étais pris de vertige à la seule pensée d’arriver trop tard à la fête. Toute la magie du cirque aurait disparu.

Compressé de toutes parts, au milieu de la boue et des cailloux, privé d’air, impuissant, dans le royaume des vers et des racines, je me croyais perdu. J’avais la tête qui tournait, mes forces faiblissaient, me trahissaient. A un moment, j’eus envie de rebrousser chemin, mais il n’y avait pas de place pour faire le moindre mouvement et moins encore pour me retourner. Il était impossible de ramper à reculons. Je continuai d’aller de l’avant, creusant la terre avec ma bouche et l’avalant comme un ver de terre .

J’étais déjà à moitié mort lorsque je m’aperçut que le tunnel commençait à s ‘élargir, quoique, au début, presque de façon imperceptible. Cela réveilla en moi l’envie de vivre. Aussi m’acharnai-je de plus belle à ma pauvre besogne de rat des champs. Peu de temps après, je pus déjà me mouvoir à droite et à gauche. Puis le boyau devint un petit couloir le long duquel je pus ramper enfin plus librement. Il se transforma bientôt en un corridor. Je me redressai et fis quelques pas dans l’obscurité des entrailles de la terre.

Un détail retint aussitôt mon attention : ce corridor que je longeais se ramifiait en d’autres couloirs, plus étroits. Du fond de ceux-ci, parvenait jusqu’à moi quelque chose comme le reflet d’une flamme qui brûlait dans les tréfonds de la terre. De plus loin encore, me parvenaient aussi des bruits assez proches du gargouillement et l’on pouvait entendre un chuchotement humain tout à fait clair et compréhensible. Intrigué, je voulus vérifier d’où venait cette mystérieuse lueur sous les aisselles de la terre et quelles pouvaient bien être ces créatures qui vivaient loin du soleil, des prairies vertes et des mers mouvementées. Mais, manifestement, l’étrange lueur et la cachette de ces êtres mystérieux étaient assez éloignés de moi. Et je n’avais plus de temps à perdre car, enfin, j’étais entré sous terre à cause du spectacle et non pour satisfaire quelque curiosité malsaine. Je décidai donc de m’occuper de la lueur énigmatique et de la provenance des voix au retour. A présent, je devais continuer à poursuivre le couloir principal éclairé par des langues de feu. Je ne doutais pas d’être sur la bonne route car le corridor où je marchais était nettement plus large que les autres.

Parvenu au bout, attentivement sinon désespérément, je me mis à examiner les murs. A première vue, le corridor paraissait aveugle : il se terminait par un rocher dur et lisse sans la moindre fissure. Cependant, à ma plus grande surprise, au bout d’un bref instant, ma main effleura quelque chose de mou. Je commençai à scruter le rocher de plus près en l’éclairant de ma lampe de poche. Cette partie ne se distinguait en rien du reste du rocher, mais la pierre, sur un diamètre d’environ un mètre, était molle comme du duvet. Je compris que je me tenais devant un rideau moelleux au travers duquel on pouvait passer. Je m’y risquai d’abord avec la main. Elle s’enfonça dans la pierre. Doucement, avec beaucoup de précautions, je m’avançai alors ma tête puis mes épaules. J’avais l’impression de traverser une sorte de bouillie épaisse. Lorsque cet étrange liquide, pour l’appeler ainsi, devint moins dense, je vis au-dessus de moi, au lieu du ciel étoilé, pour la première fois de l’intérieur, la resplendissante coupole de l’énorme chapiteau. J’émergeai hors de la masse gélatineuse et me cachai sans me faire remarquer derrière le premier rideau.

Celui-ci devait servir de décor, je le remarquai tout de suite. Il n’y avait pas grand danger que l’on me découvrît. Et dès que le spectacle serait terminé, je sortirai seul – ainsi en avais-je décidé - et je dirai au gardien en le regardant bien en face : tu vois que je t’ai démasqué !

Je me glissai entre deux lourds rideaux, de telle sorte que je pus tout à la fois observer la scène et le public. Je jetai un regard avec précaution, pour voir à quoi ressemblait la grande coupole qui, curieusement, tenait sans mâts, sans supports, sans piliers et sans cordes. De l’intérieur, elle ressemblait à une parfaite demi-sphère en verre, hermétiquement fermée. Quelque chose attira encore mon attention : dans la grande loge semi-circulaire, le public était assis en face de moi tandis que la scène était, pour ainsi dire, sous mon nez. Donc, le cirque ne pouvait avoir la forme d’un amphithéâtre, et la scène ne pouvant être ronde ni placée au milieu était nécessairement rectangulaire et située au fond du chapiteau. Cela m’arrangeait plutôt : sans trop de peine, je pouvais avoir un contrôle sur tout ce qui se passait sous la voûte.

Tous masqués, les visiteurs étaient à leurs places.

Les masques et les costumes m’étant déjà connus, je n’avais pas de mal à reconnaître chaque participant.

Le public était à vrai dire mélangé. Les vieux ne se trouvaient pas à côté des vieux ni les jeunes à côté des jeunes. Ils n’étaient pas séparés en petits groupes mais tous ensemble ils formaient une masse compacte : le croyant et le mécréant, le sceptre et la soutane, le barbu et le glabre, le gros et le maigre, la langue des Galapagos et celle des précieuses de Molière.

Mon attention fut alors attirée, je ne sais pourquoi, par un petit bonhomme pusillanime avec de vrais cheveux et des gestes nerveux qui, au-dessus de ses lèvres incolores, portait une petite moustache qui ressemblait à deux mouches piquées sur des aiguilles. On avait envie de dire en les découvrant : voilà des moustaches qui survivront à leur propriétaire. Le bonhomme était vêtu d’un uniforme paré d’ornements qui évoquaient tout à la fois une araignée, la toile de l’araignée et la victime de l’araignée. Il était en compagnie d’un petit homme rondelet avec un masque de Conquérant qui portait un uniforme à épaulettes et un tricorne. Ils étaient visiblement en train de mener une discussion très animée, car tous deux agitaient les bras en faisant de grands gestes comme si chacun voulait prouver à l’autre sa supériorité. Leur altercation était suivie avec attention par un jeune homme au corps splendide, vêtu d’une simple chemise de toile et portant un masque de vierge.

Il y avait autour d’eux des Huns glabres, des Tatares, avec leur costumes originaux et leurs idoles, il y avait des vignerons slaves, des Normands, des Saxons, des Goths, et aussi des Mayas au visage en forme de lune, des empereurs romains et des dignitaires ecclésiastiques, des patriarches, des papes, il y avait des pharisiens et des littérateurs, des chefs de tribus disparus, des souverains chinois, japonais, hindous, égyptiens, macédoniens, des dictateurs grecs, espagnols hawaïens, il y avait des adeptes d’Alexandre, de Philippe, de Louis, des Marie et des Elizabeth avec des noms qui se terminaient en ov, va, vo, ski, cki, ic, ik, ouv, ah, or, ti, vi - décorés de plumes. Il y avait les enragés et les sages de ce monde d’ici-bas et d’en haut, d’en-deça et d’au-delà, rois et empereurs avec leurs épouses et leurs maîtresses et les amants de leurs maîtresses, des bouffons, des histrions et des dames de la cour, des hommes d’Etat et des législateurs, des banquiers, des commerçants, des fabricants et des amuseurs, des philosophes et des artistes, des savants et des alchimistes, des calculateurs et des rêveurs, des jeunes et des vieux, des beaux et des laids, des grands et des petits, des propres et des malpropres.

Et toute cette foule s’agglutinait telle une grappe ou un bouquet d’œillets, enserrant le petit homme aux moustaches et médailles arachnéennes et le gros bonhomme avec son tricorne, qui, selon toutes apparences, étaient encore en train de se disputer pour mettre au clair qui d’entre les deux avait créé les œuvres les plus importantes. Seul le beau garçon restait en quelque sorte à l’écart et surveillait tout silencieusement, mais non sans intérêt.

La scène était extraordinairement éclairée et vide, il n’y avait rien dessus ni personne, rien qu’une blancheur insupportable.

A la longue, la lumière resplendissante faiblissait, pâlissait, passait à des tons violets. La salle, petit à petit, devenait silencieuse .

Lorsque le vacarme s’arrêta, je sus que le spectacle était sur le point de commencer. Et j’aurais sans doute vu à cet instant les machinistes en train de procéder aux tout derniers préparatifs si quelque chose n’avait pas détourné mon attention.

Le public commençait à retirer ses masques. Observant ce spectacle inoubliable, je n’arrivais pas à en croire mes yeux : sous le masque d’un cochon, d’un chacal ou d’un puma, en costume somptueux, apparaissait le visage de la personnalité à laquelle le costume appartenait pour de bon dans sa vie passée. En revanche, sous les masques des personnages d’époques plus récentes, émergeaient d’autres masques identiques à ceux que leurs porteurs venaient de retirer, mais plus finement élaborées, confectionnés en peau véritable, tachetée ou blanche comme de l’ivoire, poilue ou angéliquement pure. La correspondance entre le costume et le visage le masque et le masque, le visage et le visage, ne laissait pas de place au moindre doute : le public du cirque était composé des authentiques et uniques détenteurs des costumes et des masques.

Lorsque je me retournai vers la scène, tout était déjà prêt pour le commencement du spectacle.

En fait, sur la scène, il n’y avait toujours rien, hormis une sorte de trapèze qui pendait librement dans l’espace . Ce trapèze avait une forme singulière : il ressemblait à des ciseaux d’une taille démesurée. Les extrémités de leurs deux branches étaient constituées par les anneaux mêmes du trapèze et leurs deux lames tranchantes étaient des cordes croisées.

Ces ciseaux se trouvaient présentement à demi ouverts, si bien que les lames faisaient avec l’axe un angle de vingt deux à vingt cinq degrés. Dans cet espace, entre ces deux lames d’acier, suspendu dans le vide, frémissait un corps nu de femme. Il me semblait avoir vu quelque part cette jeune personne, mais je ne pouvais pas voir clairement son visage plongé dans une demi-obscurité. Le corps, jeune et frais se balançait somptueusement dans l’air, tel un poisson dans un aquarium.

Sur la scène apparut alors, baignant dans une lumière verte, une femme avec un seau d’eau. Elle était vêtue comme une simple paysanne. Elle ne se retourna pas une seule fois vers le public. Elle posa le seau tout près de moi, au bord du podium plongé dans l’obscurité et resta ainsi immobile et muette jusqu’à la fin du spectacle. Je reconnus dans la fausse paysanne la femme du gardien.

Bientôt, le gardien apparut aussi (je ne sais pourquoi, j’attendais sa venue ) en costume de gymnaste. Eclairé d’une lumière rouge, il s’arrêta au milieu de la scène et s’inclina devant le public. Il s’approcha de l’étrange dispositif et bondit. Ses bras robustes attrapèrent les anneaux ; les lames scintillèrent dans la demi-obscurité.

Quand le gardien décolla du sol, je crus que la jeune fille serait immédiatement coupée en deux : sous le poids de son corps, les lames du ciseau allaient se rapprocher et trancher la jeune fille par le milieu. Mais visiblement, il était maître de son art. Effectuant d’innombrables petits mouvements à une vitesse incroyable, contractant, comme un poisson sorti de l’eau, son corps frémissant, se pliant et se tortillant dans tous les sens, se servant même de ses orteils tendus, il parvenait à empêcher de justesse les lames de se rapprocher l’une de l’autre. En effet, peu à peu, les lames tranchantes commencèrent même à s’éloigner, laissant au corps de la jeune fille toujours plus d’espace libre.

Trempé de sueur, avec un visage d’épileptique, le gymnaste réussit enfin à ouvrir les lames du ciseaux de toute la largeur de ses bras écartés. Un bref instant, il resta triomphalement dans cette position. Alors, brusquement, son corps se relâcha et il se mit à descendre : les lames se précipitèrent l’une vers l’autre. Les mouvements du gymnaste et le brusque relâchement de son corps étaient si inattendus, qu’abasourdi, j’écartai le rideau. Tout se passa, dès lors, très vite. Les lames claquèrent d’un bruit sec et tranchèrent la tête de la jeune fille. Le gymnaste, en descendant, saisit au vol le corps décapité. Dès qu’il eût touché le sol, il s’immobilisa net, le corps inerte et encore chaud dans les bras. Météore lumineux dans la nuit obscure, la tête avec ses cheveux éparpillés se projeta dans l’espace, et tomba – plouf !- dans le seau rempli d’eau.

Quelque chose me gicla sur le visage Je m’essuyai avec la main. Du sang !

Au début, je crus qu’on m’avait découvert, car j’étais sorti de derrière le rideau. Mais manifestement, chacun était occupé à son affaire, et ma personne n’attira aucune attention.

Le spectacle était terminé. Les spectateurs quittaient déjà leurs sièges. Il remirent les masques qu’ils avaient ôté au début du spectacle et partirent sans se retourner.

Je restai tapi dans ma cachette jusqu’à ce que le dernier spectateur fût sorti. Je crois même m’être entre-temps un peu assoupi. Lorsque je glissai un coup d’œil à travers le rideau, je vis le gardien, sa femme et sa fille. La femme nettoyait, le gardien arrangeait les chaises, la jeune fille était assise un peu sur le côté et fumait, l’air songeur.

Même si j’avais eu précédemment l’intention de me montrer au gardien à la fin du spectacle, maintenant je changeais d’avis me disant qu’il était plus prudent de ne pas trop me vanter. Ne pouvait-il pas réinstaller ses ciseaux diaboliques, et me placer en un instant entre leurs lames tranchantes ? Pour un homme qui disposait d’une faculté aussi redoutable, sans doute rien n’était impossible.

Le gardien, sa femme et sa fille s’attardèrent longuement sous le chapiteau : ils se préparaient pour le spectacle du lendemain. Lorsqu’ils partirent enfin, je me sentis soulagé.

Ainsi, maintenant j’étais seul. Je pouvais tranquillement fumer une cigarette et réfléchir à la meilleure façon de me sortir de là. Allais-je revenir par le tunnel souterrain dont personne en dehors du chien ne connaissait l’existence, ou allais-je trouver une autre solution ?

Tout ce qui concernait le spectacle dont j’avais été témoin, me remplissait de malaise : Qui était la jeune fille ? Maintenant, j’avais l’impression – et pendant que je la regardais en train de fumer j’en avais la certitude – que la jeune fille dont la tête s’était si horriblement détachée du corps , n’était autre que la fille du gardien. La similitude entre l’une et l’autre était frappante: les même cheveux, le même sourire, les même mains, les mêmes mouvements.

Mais l’autre avait été guillotinée, comment aurait-elle pu brusquement ressusciter ! Je n’avais pas vu ce qu’ils avaient fait de la tête et du corps, mais je savais qu’il n’était nullement simple de les recoller et de leur insuffler à nouveau la vie.

Ou alors, les victimes dont on avait besoin pour les spectacle étaient apportées du monde d’en bas, une pour chaque jour (la tête et le corps de la victime précédente étant soigneusement cachés par le gardien, la nouvelle candidate ne savait pas ce qui l’attendait) ! Car, il n’y avait pas de doute qu’en bas, sous la terre – par où j’étais passé - vivaient des gens. N’avais-je pas entendu leur chuchotement ? Mais comment cette fille aurait-elle pu ressembler à ce point à la fille du gardien ? Y aurait-il dans le sein de la terre des milliers de filles identiques dont chacune- une fois morte - serait remplacée par une autre ? Je décidai de me tirer de là au plus vite, empruntant le même chemin que celui que j’avais pris en arrivant. Ainsi aurai-je la possibilité tout à la fois d’explorer ce monde souterrain, de déchiffrer le secret de la jeune fille morte et de rentrer chez moi. Je m’approchai de l’endroit où devait se trouver l’ouverture spongieuse, mais lorsque je tendis la main pour me glisser dans la pierre, je faillis me briser tous les os des doigts. Le trou était fermé, cimenté.

Il redevenait gélatineux et pénétrable seulement lorsque quelqu’un devait entrer, un homme mené par un chien par exemple, ou une créature du monde d’en bas, une nymphe à la peau blanche qui ressemble tellement à la fille du gardien que l’on pourrait difficilement dire que ce n’est pas elle. Tout cela durait peu de temps. Après quoi la fissure se refermait, se pétrifiait, pour ainsi dire, d’elle même.

Je me souvins pour la première fois qu’autrefois, quand je m’efforçais vainement d’entrer dans le cirque, le gardien me disait souvent : tu t’efforces en vain. Personne en dehors de moi, et de ma femme ne peut entrer sous le chapiteau. Et celui qui y entre n’en ressort jamais.

Je prenais alors ces mots pour une blague. Mais maintenant, ayant vu les sortilèges dont il était capable, et me rendant compte que le cirque n’était qu’un éclatant piège (pour les filles ou encore pour les curieux sans expérience ?), je me hérissai de frayeur. Etait-il possible qu’en recherchant la splendeur, je n’eusse trouvé que ma propre tombe ?

Je me mis à crier, en vain. En vain, j’essayai de courir, de repousser les tables. Je me trouvais sous une cloche en verre au fond de l’océan. Il n’y avait pas la moindre fissure sur la toile En fait, de la toile, cela n’avait que le nom. Les murs étaient faits d’une matière lisse, épaisse et impénétrable, inconnue de moi. Je promenai ma main sur la paroi trompeuse et je sentis que derrière elle il n’y avait rien, et sûrement pas un champ où poussaient des pavots sauvages.

J’étais donc emmuré, enterré vivant.

Tant pis. Demain soir quand viendront les déguisés, lorsque le gardien mettra en place son dispositif singulier, lorsque sa femme s’arrêtera à côté du sceau rempli d’eau et que le corps ensorcelant de la jeune fille, de la même, éternellement la même jeune fille, resplendira dans la demi-obscurité, se balançant comme un navire sur l’eau, comme un grain de poussière vibrant librement dans l’air, lorsque les yeux embrasés des dictateurs, des nymphomanes et des charognards, se tourneront avidement vers la lumière rouge des réflecteurs, en ce bref instant, terrible et infiniment précieux - lorsque l’acier deviendra pâte et que s’ouvriront les portes secrètes de la liberté pour ceux qui la chérissent - la providence m’offrira une chance, si minime soit-elle, encore réalisable.

Traduit du macedonien: Harita Wybrands

На Растку објављено: 2009-03-02
Датум последње измене: 2009-03-09 21:46:33
 

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