Galina Kabakova

Le mari-serpent ou Pourquoi le coucou coucoule

Résumé

L'auteur s'intéresse  au plus célèbre des contes explicatifs des Slaves orientaux qui figure dans l’Index de Aarne-Thompson sous le numéro 425M. En comparant une quarantaine de versions du conte “ Mari serpent ”, elle essaie de dégager sa logique interne, si différente de l’ensemble des autres sous-types de ce conte-type (“ La recherche de l’époux disparu ”) et qui a la particularité d’aboutir à une solution étiologique. Il est tout aussi instructif de contextualiser le conte en le confrontant à d’autres genres du folklore ainsi qu’aux croyances liées aux oiseaux et aux reptiles.

Nous allons nous intéresser à l’origine du coucou et de certains autres oiseaux évoquée dans un conte slave célèbre. Ce conte, souvent intitulé “ Le mari-serpent ” ou, comme dans l’Index des contes slaves orientaux “ L’épouse du serpent ”, appartient au conte-type 425 de la classification de Aarne-Thompson, “ La recherche du mari disparu ”, le conte probablement le plus populaire dans l’espace euro-asiatique, depuis la France jusqu’à l’Inde, et sûrement le plus étudié par les folkloristes. Ainsi, le chercheur suédois Jan-Öyvind Swahn dans sa thèse de doctorat consacrée à l’étude de ce conte-type qu’il définit comme “ Amour et Psyché ” analyse 1100 (!) versions du conte. Les versions baltes et russes forment selon Swahn le sous-type M, assez différent du thème d’Amour et Psyché ou de “ La Belle et la Bête ”. Pourtant dans la bibliographie impressionnante étudiée par Swahn on ne trouve qu’une seule version russe, publiée dans une anthologie américaine par W.R.S. Ralston, et aucune ukrainienne ou biélorusse. A la décharge de Swahn, il faut noter que pour les folkloristes russes ce conte est resté longtemps méconnu. Même dans les années 1960, ils continuaient à affirmer qu’il s’agissait d’un conte rare. Et aujourd’hui il les intrigue encore car il semble bouleverser le schéma narratif d’un conte merveilleux classique.

Pourtant il s’agit du conte explicatif le plus connu dans l’espace slave oriental au point que Léon Tolstoj, à partir de la version de la région de Tula où se trouvait sa propriété de Jasnaja Poliana, l’adapta pour les enfants qui fréquentaient l’école organisée pas ses soins (elle fut traduite ensuite par Ralston).

L’intérêt des chercheurs pour ce “ Mari-serpent ” a stimulé la collecte de nouvelles versions sur le terrain. L’exemple de la région du Polécié englobant le nord de l’Ukraine et le sud de la Biélorussie est très instructif : grâce aux efforts déployés par Jurij Smirnov, grand spécialiste des ballades slaves, plusieurs dizaines de versions ont été recueillies par les participants de la mission permanente de l’Université de Moscou et l’Institut d’études slaves dont dix-huit ont fait l’objet de publications.

Le schéma narratif

Nous allons procéder à la décomposition des éléments de la narration suivant le schéma proposé par Swahn.

I. Motifs introductifs

Le récit relate la cause de l’enchantement de l’époux-animal. Pratiquement dans toutes les versions, l’époux merveilleux est un serpent (à l’exception d’une version où il apparaît en scarabée (7)), le plus souvent une couleuvre (parfois on la confond avec une vipère (19)), comme d’ailleurs dans les versions baltes.

Le motif de l’enchantement n’est pas très développé dans la tradition slave. Parfois, on évoque l’envoûtement du héros par une sorcière (28, 29), ou par son oncle sorcier qui voulait le marier à sa fille (3), par sa mère (1, 14) ou la marâtre (2). Il est parfois précisé que la malédiction ne doit durer que trois jours (15) ou trois ans ou jusqu’à la naissance de son troisième enfant (23). Dans ce cas-là le conte risque de bifurquer vers AT 430, 440 ou d’autres types.

Deux contes biélorusses s’éloignent de ce schéma. Dans le premier, il s’agit d’une famille composée du couple des parents, d’un fils et d’une fille. Une sorcière transforme le père en un serpent qui se réfugie dans la forêt (4). Dans une autre, il n’y a aucune transformation. C’est un richard qui, pour fuir des brigands, se cache avec ses trésors sous le perron de sa maison, tandis que sa famille – femme et enfants – se réfugie au village (5).

Un conte ukrainien explique que l’époux était un beau garçon et qu’il a pris de lui-même l’aspect reptilien pour traverser la rivière à la nage : c’est lui aussi qui transformera à cette occasion sa femme en coucou (19).

La jeune fille seule ou en compagnie de trois, de douze ou d’un nombre indéterminé d’amies se baigne dans la rivière, l’étang ou la mer. Elle a déposé ses vêtements sur la berge et le serpent vient s’y blottir. Au sortir de l’eau elle découvre l’animal lové sur sa chemise. Celui-ci lui demande sa main : il est prêt à lui rendre son vêtement à condition qu’elle accepte de devenir sa femme.

Deux textes biélorusses présentent une autre variante introductive : les trois sœurs s’approchent l’une après l’autre de l’eau – d’une fontaine avec de l’“ eau vivante ” (13) ou de la mer (14) – pour guérir leur père (13) ou mère malade (14). Chaque fois le serpent propose de donner accès à l’eau en échange d’une promesse de mariage. Seule la plus jeune accepte de devenir la femme du serpent (cf. AT 551 “ Les fils en quête de remède merveilleux pour leur père ”). Dans une version biélorusse, la jeune fille vient au bord de l’eau pour laver du linge (26).

Dans un conte, la fille tombe dans un gouffre qui s’ouvre au pied d’un chêne. C’est là qu’elle rencontre son fiancé (17).

Enfin une version s’écarte complètement de ce schéma : le jour de Pâques, des seigneurs viennent en marieurs et emmènent la jeune fille à Non-Ville (Nic-Gorad). Après trois ans passés, sa mère envoie son mari à sa recherche. Au bout de deux ans de quête, il rêve que sa fille lui ordonne de demander au pope de l’eau bénite et une croix, qui lui permettront de découvrir au milieu du champ où il s’est endormi l’escalier qui le mène au château souterrain (32).

II. Le mariage

La fille vit avec son époux merveilleux dans le monde aquatique. Certaines variantes donnent des descriptions du palais de cristal qui déborde de toutes sortes de richesses (18).

Les versions “ terrestres ” sont moins courantes. En dépit de la baignade initiale, le serpent vit dans la forêt (2,13), au milieu d’un marais sur une butte (ukr. kupina, d’où son nom Kupin, 26, 34, 35). Le couple vit sous la terre, où le mari reprend son aspect humain (11, 16, 18). Ou bien il vit la nuit dans un trou souterrain et, dans la journée, il s’abrite sous le tas de fumier, hors du village, dans la steppe où sa famille vient pour travailler, et il reprend alors son aspect humain (1). Le couple se réunit sur la terre ferme également dans les versions 23 et 29.

Dans une autre version (30), la fille, à son tour, devient couleuvre ; dans d’autres encore, c’est le serpent qui recouvre son aspect humain, une fois rentré dans son élément.

L’épouse de la couleuvre est comblée par la naissance de deux enfants : un garçon et une fille (rarement un, trois ou en nombre indéfini).

Un jour, elle souhaite rendre visite à sa famille. La permission lui est accordée, en général, à contrecœur.

III. L’interdiction de dévoiler l’identité de l’époux n’est pas formulée explicitement, mais la femme la trahit par naïveté.

Assez souvent, ce sont les enfants, ou uniquement la fille, qui le font. Ils dévoilent également la formule d’adresse. La grand-mère (30), le grand-père, les sœurs, les frères (26-29) ou la femme d’un frère (15) découvrent ainsi le moyen de faire venir le reptile. Suit la mise à mort de l’époux merveilleux.

Dans la version 19, c’est toute la famille qui rend visite aux parents et l’assassinat se passe dans la maison, dans les versions 27 et 28, le mari accompagne la femme (avec ou sans enfants) jusqu’à mi-chemin et il les attend sur ou sous le pont où il sera décapité par les beaux-frères.

IV. La fin étiologique

Apprenant la fin tragique de son mari, la femme se transforme en coucou et les enfants en oiseaux ou autres animaux. Dans certaines versions c’est la victime, le mari-serpent, qui lance la malédiction sur toute la famille (2, 4, 10) ou sur sa femme s’il n’y a pas d’enfants (27).

Un conte déroge à ce schéma : le jeune couple vit chez les parents de la fille et c’est le serpent qui s’en va rendre visite aux siens et exige par la suite que la femme le rejoigne dans le monde aquatique. Elle refuse et succombe à sa malédiction : elle devient coucou (16).

La version 29 est spéciale dans la mesure où c’est le beau-père du serpent qui transforme sa fille en coucou. Et dans la version 32, c’est la malheureuse veuve du serpent qui transforme ses enfants en hirondelle et en crapaud et maudit sa mère meurtrière.

La tradition balte

Cette structure est très proche de celle du conte balte à quelques éléments près. Mais le schéma narratif des contes lituaniens et lettons (nous ne disposons pas de variantes estoniennes) s’avère plus riche.

La deuxième séquence, où le serpent vient chercher sa promise, met en scène de multiples tentatives que font les parents pour lui donner des substituts à leur fille : sa sœur aînée, des animaux, des oiseaux et même des objets. La femme du serpent devra par la suite, à son tour, subir les épreuves de retardement, car l’autorisation de visiter les parents ne lui est accordée qu’à condition de remplir des tâches difficiles. Parmi les plus récurrentes on trouve : filer une quenouille, user des chaussures de fer, cuire des brioches entre autres.

Le retour dans le royaume aquatique passe dans plusieurs versions par l’énonciation d’une devise incantatoire qui évoque le nom de l’époux merveilleux par l’apparition d’écume de lait ou de sang à la surface de l’eau. C’est après avoir arraché aux enfants cette formule que la belle-famille réussit à assassiner le gendre.

La dernière différence concerne le dénouement étiologique. Il s’agit bel et bien d’une malédiction lancée contre les enfants qui dans la majorité écrasante des variantes deviennent arbres et, très rarement, oiseaux (par exemple, corbeaux) ou grenouilles. Par contre, une plus grande diversité concerne le sort de l’héroïne : à peu près dans un tiers des variantes lituaniennes la veuve se transforme en coucou, et dans d’autres variantes elle se fait sapin ou arbre indéterminé sur lequel elle se perche pour “ coucouler ” sa tristesse. Le choix du sapin est motivé par le nom de l’héroïne, qui s’appelle Eglé (“ sapin ”).

On peut noter l’influence du folklore lituanien sur une version biélorusse qui présente bien des différences par rapport aux autres versions slaves. Le serpent interdit à sa femme d’indiquer son lieu de résidence. Il la prévient que si de l’écume apparaît à la surface de l’eau, c’est qu’il est toujours en vie, tandis que du sang montrera qu’il est déjà mort. Les deux fils se transforment en bouleau et en sapin, la fille en tremble “ amer ” (ces deux derniers arbres apparaissent également dans le corpus lituanien).

Les personnages du conte

Après avoir présenté les séquences du conte, penchons-nous sur les personnages et leurs métamorphoses.

La fille reste pour la plupart du temps anonyme : parmi les rares exceptions signalons la version 35, où l’enfant âgée de six ans porte le nom de Annuška-Sneguruška, c’est-à-dire “ Anne-fille de neige ” (emprunté au conte 703), la version 36 et l’adaptation par Léon Tolstoj où la fille reçoit le nom de Macha, et la version 10 où le conteur n’est pas sûr du prénom Mar’ja ou Galja.

En revanche, le serpent a souvent un nom qui, fréquemment, fait office de formule d’adresse qui le fait sortir de l’eau. En effet, les formules incantatoires, s’il y en a, sont beaucoup plus simples et courtes en Russie que chez les Baltes, par exemple : “ Serpent, serpent, ouvre-moi la porte ” (20) ou “ Sors, mon amour, mon serpent et deviens un gars ” (23). Le plus souvent la femme du serpent, et par la suite sa famille, l’appelle par son prénom. Le prénom choisi est une sorte d’onomatopée. Il obéit à deux stratégies différentes : soit il imite les sons produits par le serpent lui-même, soit il préfigure le cri de son épouse métamorphosée en coucou. Dans le premier cas de figure, on trouve le nom de Osip (c’est-à-dire Joseph, 6, 22, 24, 25), dont la sifflante évoque le sifflement des serpents. Par ailleurs, dans la version 28 il est clairement dit que la femme doit siffler pour faire sortir son mari. D’autre part, cette capacité de siffler est attribuée aux serpents[1]. Les autres servent à expliquer le cri du coucou, car ils contiennent la syllabe -ku : Jakub ou Jakaŭ (Jacob, n°2, 8, 11, 12, 15), Kupin (9,27-29, 32, 34), Kukil (3), Mais on trouve également des noms qui ne rentrent pas dans ces catégories : Kaptur (“ capuche ”) (33), Xvedja (Fiodor) (30), Vanja (Ivan) (36).

Mais pourquoi les contes slaves, parmi tous les serpents donnent-ils la préférence à la couleuvre ? Le choix est dicté avant tout par la langue : dans le mot muž (mari) est “ dissimulé ” le mot (couleuvre qui est dans les langues slaves un nom masculin). Ce rapport étroit entre la couleuvre et le mariage peut être explicité dans certaines versions : lors d’une discussion des trois sœurs concernant leurs projets matrimoniaux, la petite sœur dont les idées sont moins claires que celles des deux aînées provoque l’apparition du serpent par ces paroles : “ A meni hot’ by už, aby muž ” (“ Et moi, je (me mettrai) même avec une couleuvre, le tout est de se marier ”/ (“ Même un serpent – je le prends ”), 1, 8, 10). Ainsi, la demande en mariage, même arrachée de force, exauce ce vœu. Rarement la noce dans ce conte a son allure traditionnelle, avec des marieurs à qui la fiancée offre des essuie-mains, cadeau nuptial traditionnel en Ukraine (16).

En règle générale, la séquence de l’arrivée du serpent dans la maison de sa “ fiancée ” - surtout dans les versions russes du conte – est pleine de violence : la fille et sa famille (souvent réduite à sa mère ou sa grand-mère) essaient de se barricader dans la maison. Elles ferment le portail, la porte et les fenêtres, mais le serpent soufflant et sifflant tel un dragon cherche la moindre fente dans les murs (23). Ou bien le fiancé arrive à la tête d’une troupe de serpents qui prennent d’assaut la maison, parfois durant trois nuits de suite (7). Il est précisé que cette masse grouillante s’assemble en une boule compacte qui, tel un projectile, brise la fenêtre (21,25, 35) ou les portes et grimpe jusqu’en haut du poêle (30) ou le banc sous lequel se cache la fiancée (36). La fille se résigne, mais le cœur n’y est pas. Sa mère la pleure comme on pleure les défunts, lui met la “ robe des morts ” et la laisse partir dans le lac (7).

Au fond, la description des noces dans le conte “ L’épouse du serpent ” est très proche de la perception traditionnelle du mariage. Le folklore nuptial décrit les marieurs et le futur mari comme des étrangers extrêmement dangereux dont la nature est fondamentalement différente de celle de la tribu de la fiancée. Ils sont souvent représentés comme des bêtes sauvages : loups, ours ou une troupe d’ennemis qui prend d’assaut la maison de la promise. Cette violence fait aussi l’objet d’une mise en scène rituelle, lorsqu’on barre la voie à la noce, ferme les portes du village, puis celles de la maison, etc. Pendant la visite des marieurs, la jeune fille s’installe sur le poêle d’où elle descend si elle accepte la demande en mariage.

Si le serpent n’est pas mentionné dans la poésie qui accompagne les noces, il apparaît dans les interprétations des rêves : voir une couleuvre annonce un mari (ou un fiancé). Outre le rapprochement phonétique entre deux notions que nous avons évoqué les connotations phalliques du serpent expliquent aussi cette interprétation[2].

Pendant toute la période prénuptiale, la fiancée, surtout dans le Nord russe, porte un habit “ triste ”, blanc ou au contraire sombre, pleure sur son sort comme à un enterrement. Le mariage en tant que rite de passage est perçu comme la mort : la jeune fille disparaît au profit d’une femme mariée, mais le mariage exogame est une double mort car le départ dans un autre village apparaît comme un voyage dans l’au-delà. L’univers aquatique ou souterrain où règne le mari-serpent devient alors une métaphore parfaite de l’outre-tombe et le pont relie ces deux mondes.

Affaires de famille

Quel est le mobile de l’assassinat ? Une fois seulement le conte évoque explicitement la jalousie de la belle-sœur (femme du frère) pour la richesse du serpent (15). Dans tous les autres cas, c’est l’altérité du gendre ainsi que la volonté de récupérer la fille qui provoquent le meurtre. Dans les versions “ altérées ”, la victime n’est plus le gendre mais la fille, tuée soit par sa mère, soit par ses sœurs (18). D’une manière ou d’une autre, la famille des humains est convaincue que l’essentiel est de préserver l’intégrité des espèces. Cette profonde conviction se réalise à travers une version “ ornithologique ”, presque parodique du conte. L’héroïne du conte n’est plus une jeune fille mais une poule amoureuse d’une couleuvre ! Comme dans toutes les autres versions, sa maîtresse avec la formule magique “ Couleuvre-capuche (Kaptur), viens ici ” fait sortir le serpent et le coupe en deux avec une hache. La poule languit quelque temps mais finit par rentrer au poulailler (33).

Tel est aussi le dénouement d’une version indienne, “ The river snake ”[3], très proche de notre conte slave à cette différence près que l’union de la fille avec le serpent est le résultat d’une promesse imprudente de sa mère. Ainsi, le désordre matrimonial est rétabli, si l’on considère que le serpent est un antagoniste semblable à un dragon classique. La confusion est d’autant plus facile qu’en russe comme en ukrainien et en biélorusse, le mot zmej désigne le dragon mais aussi le serpent. Le dragon, personnage traditionnel, n’apparaît dans les contes que pour être vaincu par le vrai héros, ses prétentions matrimoniales sont vouées à l’échec, et il devra céder sa place de mari au héros, forcément un humain. Il s’agit du conte-type AT 300 “ Le tueur du dragon ”.

Mais notre conte est très différent. Le problème du conte slave “ Le mari-serpent ” consiste en ce que l’héroïne du conte est la jeune femme et son époux merveilleux est un vrai mari : cette union est consacrée par la naissance de la progéniture. Personne donc ne peut lui succéder auprès de son épouse. Se laisser tuer pour de bon, sans être ressuscité, va à l’encontre de la logique du conte merveilleux qui, en règle générale, doit avoir une fin heureuse. D’ailleurs, il arrive que les narrateurs se concentrent parfois sur le début du conte et abandonnent le dénouement tragique au profit d’une fin heureuse : ils vécurent longtemps et heureux[4].

Mais la majorité de nos versions prend une autre direction. Ce n’est plus la logique des parents qui savent ce qui est bien pour leur fille qui prévaut, mais la logique de la nouvelle famille entrant en conflit avec la première. Nous sommes invités à épouser le point de vue de la fille heureuse dans son mariage quelque peu original et la métamorphose posthume apparaît alors comme une alternative possible à la fin heureuse du conte merveilleux.

Le dénouement étiologique

En effet, tout l’intérêt du conte “ Le mari serpent ” réside dans sa fin étiologique. Certes, le plus souvent les titres sont donnés aux contes par les collecteurs, mais ils sont quand même révélateurs : si certains folkloristes russes ont souvent publié ce conte sous le titre “ Mari-serpent ”, “ Couleuvre ”, etc., leurs collègues ukrainiens, biélorusses ainsi que certains publicateurs russes mettent en avant la finale étiologique “ D’où vient le coucou ”, “ Pourquoi le coucou coucoule ”, “ Des écrevisses ”, “ Comment les jumeaux sont devenus rossignol et coucou ”, etc.

Ainsi, tout le conte se présente comme une réponse narrative à la question sur l’origine des espèces : “ Savez-vous d’où viennent le coucou, l’hirondelle et le rossignol ? ” (33).

I. Karnauxova, dans un court commentaire, précise que le conte lui a été conté par une fille de douze ans pour expliquer l’origine du coucou (23). Déjà Swahn, sans vraiment connaître le corpus slave, supposait des origines légendaires et très anciennes du sujet qui aurait été “ absorbé ” et transformé en conte par le conte-type 425[5].

Voyons maintenant quelles sont les espèces issues de ce drame familial. Presque toutes les versions sont unanimes : la femme du serpent devient coucou (sauf versions 17 et 18). La transformation est d’autant plus naturelle que le coucou dans le folklore slave (et européen en général) apparaît comme l’allégorie d’une veuve, d’une femme seule. Déjà dans le Dit de la campagne d’Igor, poème russe du XIIe siècle, on lit la description de la détresse de Jaroslavna, l’épouse d’Igor, dont la voix se fait entendre tôt le matin sur le Danube, “ comme un coucou caché : “ Je volerai, dit-elle, comme le coucou, le long du Danube, je tremperai ma manche de castor dans la rivière Kajala et je laverai sur son corps puissant les plaies sanglantes de (mon) prince ”[6]. D’ailleurs, en russe, le verbe kukovat’ (“ coucouler ”) est aussi le synonyme de “ languir, mener une vie solitaire ” et dans les dialectes biélorusses et russes “ pleurer, se plaindre, crier, souffrir ”. On peut penser que c’est la langue qui “ donne naissance ” à l’histoire d’une veuve devenue coucou de même qu’elle “ invente ” l’histoire d’une couleuvre imposée comme mari.

Le coucou dans le folklore est aussi une mère, une sœur ou une fille pleurant la disparition d’un proche[7]. On voit ainsi dans les versions 9, 17 et 18 la fille du serpent devenir coucou, tandis qu’on ne sait rien du destin de sa mère (9,17) ; ou l’on peut comprendre que l’épouse assassinée par sa propre mère se transforme en ortie qui pousse au bord des routes (18). Les enfants aussi deviennent à leur tour des oiseaux : le garçon presque toujours un rossignol pour chanter sa douleur comme le fait sa mère ; mais aussi un pigeon (7,11) ou un cygne (23, d’ailleurs le garçon et la fille le deviennent tous les deux). La fille se transforme en hirondelle (7, 12, 22, 24, 26, 31, 32), autre oiseau à très forte connotation féminine, souvent victime de conflits familiaux[8], en corneille (8), en cochevis huppé (19), en bergeronnette (20).

Frère et sœur peuvent se retrouver dans la classe des insectes volants : le fils devenant la lucane (15) et la fille la libellule (15). Mais ils ne sont pas toujours destinés à voler dans les airs. Dans quelques textes, au contraire, leur destin est de ramper sous la forme d’écrevisse (20) ou de vipère (19) pour le fils, de vipère (10, 11, 28) ou de crapaud (2) pour la fille. Cette dernière transformation peut également concerner la grand-mère meurtrière dans la seule version où elle fait l’objet d’une malédiction avec d’autres membres de la famille décapitée (32).

Ainsi, le complot familial visant à récupérer ses membres prodigues échoue. Au lieu de reprendre leur place parmi leurs parents humains ils choisissent d’autres éléments : rarement le monde chtonien où régnait autrefois leur mari et père, souvent l’air[9]. Car ces trois royaumes : l’air, la terre et le monde aquatique ou souterrain n’ont certes pas le même statut dans le système des valeurs traditionnelles. Si la terre est aux hommes (et aux quadrupèdes par ailleurs complètement absents de notre récit), l’espace chtonien renferme des richesses innombrables, l’air est l’espace du suprême.

Ainsi la veuve du conte slave choisit sans hésitation de s’éloigner de la terre, tandis que le conte des Baltes hésite entre les oiseaux et les arbres[10], même si la liberté recouvrée s’avère synonyme de mélancolie éternelle.

Cette solution étiologique rapproche ce conte mystérieux de tout un corpus de ballades où les conflits familiaux font rage : la belle-mère calomnie la bru ou empoisonne son fils et sa bru, la femme cherche à empoisonner son mari ; la sœur, conseillée par son amant, son frère ; un frère en tue un autre par jalousie ; un frère est sur le point d’épouser sa sœur ; les frères cherchent à tuer leur sœur mariée qui vient se plaindre sous forme d’un coucou ou d’un choucas, etc. Et souvent dans les ballades, la transformation en une plante ou un arbre apparaît comme une solution salutaire qui a l’avantage de conserver la mémoire d’un acte atroce. Elle n’acquiert pas pour autant le statut de la fin étiologique : à la différence d’un conte ou d’une légende l’histoire racontée dans la ballade est un cas particulier et n’affecte pas l’ordre universel.

Le conte et les croyances liées aux saisons

Notre conte veut témoigner d’autre chose que de conflits insolubles entre des humains si proches et si incapables de pardonner.

Les oiseaux concernés sont des oiseaux saisonniers : leur chant intrigue tout le monde. Surtout lorsqu’il s’agit du coucou et du rossignol, car on ne l’entend que pendant une période très courte, à la charnière du printemps et de l’été. Le coucou est un oiseau prémonitoire : le nombre de ses cris correspond, dit-on, au nombre d’années qu’il nous reste à être célibataire ou, pire, à vivre. D’ailleurs, la fin du chant du coucou et du rossignol marque la fin de la belle saison. On dit que le coucou ne coucoule que du premier jour de Pâques à la Saint-Pierre (29 juin) ou la Saint-Jean, date à laquelle il se transforme en faucon, tandis que le rossignol “ a douze voix jusqu’à la Saint-Onuphre (12 juin) et après il ne chante qu’à mi-voix ”[11].

On pense que le coucou passe l’hiver avec d’autres oiseaux dans le paradis des oiseaux (vyrej), mais selon d’autres croyances, il hiberne, comme l’hirondelle, au fond des lacs (biélorusse) et même sous la terre (ukrainienne). En Ukraine occidentale et chez les Slaves du Sud, on constate qu’il apparaît au moment où les serpents sortent aussi de la terre. En Biélorussie occidentale, on dit qu’au printemps, la couleuvre s’accouple avec le coucou[12].

La fin du printemps est perçue aussi comme l’époque où le roi des serpents, le plus gros de tous, qu’on reconnaît également à une couronne ou grâce à des cornes, ou à une pierre dorée qu’il tient dans sa bouche, siffle pour réunir ses sujets. En général, cela se passe une fois par an, à la Saint-Jean, à Pâques, ou le jour de saint Isaac (30 mai) lorsque les serpents fêtent leur mariage[13]. En Biélorussie, on raconte l’histoire de serpents volants qui viennent à la Saint-Jean pour raconter aux humains les secrets des plantes merveilleuses capables de rendre les humains et le bétail immortels[14]. Les serpents se réuniront pour la dernière fois, à l’automne, le jour de l’Exaltation (14 septembre). Paradoxalement, la destinée des reptiles s’avère intimement liée à celle des oiseaux : avant de disparaître pour les six mois qui suivent, ils essaient de s’approcher du ciel comme s’ils espéraient pouvoir s’envoler. Après le départ des oiseaux et des serpents, la terre reste “ fermée ” jusqu’au printemps, surtout aux serpents-“ pécheurs ” qu’elle ne veut pas “ accueillir ”. D’ailleurs, ils partagent la même peine avec des êtres humains coupables de meurtres et d’autres péchés mortels. La terre-mère rejette leurs corps à sa surface, elle s’oppose à leur décomposition. Le cas échéant, elle se venge par des gelées.

Ainsi ce conte ne veut-il pas nous parler du drame annuel de cet oiseau mystérieux qui pleure son amour malheureux, qui nous raconte notre sort et annonce notre mariage ?

  1. Gura 1997, p. 320
  2. Ibid, 279.
  3. Bompas 1909, p. 452-453.
  4. Maksimova 1983, p.138-140.
  5. Swahn 1955, p. 341-342
  6. Le Guillou 1977, p. 113.
  7. Gura 1997, p. 683-685.
  8. Gura 1997, p. 619-620.
  9. Il est intéressant que dans une version russe la veuve désespérée désigne son mari défunt dans sa lamentation comme un rossignol qui ne pourra plus jamais voler : “ Ivan, mon petit rossignol (en russe les deux mots riment), ne volera plus dans les bois, il va flotter, Et sa petite Marie va coucouler jour et nuit comme un coucou ” (36).
  10. Dans notre corpus, il est une version “ végétale ” de style ovidien : au lieu de tuer le gendre merveilleux, les grands-parents convainquent leurs petits-enfants de dérober la peau du père. Le conte bifurque ainsi vers les types 433 ou 440 mais aboutit néanmoins à une fin tragique comme il se doit dans 425 M : désespéré d'échapper un jour à la malédiction d'un sorcier lancée pour 15 ans, le couple se jette dans l'eau. On l'enterre et on plante un bouleau et un chêne sur la tombe commune (Smirnov 1984, p. 208-209, n° 51, version biélorusse).
  11. Agapkina 2002, p. 554-555
  12. Gura 1997, p. 683, 699.
  13. Gura 1997, p. 338.
  14. Agapkina 2002, p. 556.

Liste des versions analysées

  1. Kuznecova, p. 45. Version ukrainienne.
  2. Smirnov, 1981 : n° 58. Version biélorusse
  3. Smirnov, 1984, n°51 – note. Version biélorusse
  4. Romanov, p. 166-167. Version biélorusse.
  5. Romanov, p. 167-168. Version biélorusse.
  6. Grynblat M.Ja., Gurski A.I. 1983, p. 65-67. Version biélorusse.
  7. Balašov 1970, p. 137-139. Version russe.
  8. Smirnov 1981 : n° 57. Version biélorusse.
  9. Smirnov 1981 : n° 59. Version biélorusse.
  10. Smirnov 1981 : n° 61. Version biélorusse.
  11. Smirnov 1981 : n° 62. Version biélorusse.
  12. Smirnov 1984 : n° 50. Version biélorusse.
  13. Smirnov 1986 : n° 1. Version biélorusse.
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На Растку објављено: 2008-01-17
Датум последње измене: 2008-01-16 23:39:20
 

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